Chapitre 11 - Rosin-Requin

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L'air était chargé de l'odeur de poudre. Les déflagrations des canons rendaient la communication ardue. Les officiers ne cessaient de porter leurs mains à leur taille pour vérifier que leurs armes y pendaient toujours. Des ordres étaient hurlés par-dessus le vacarme ambiant, si bien qu'une migraine fendait déjà le crâne de Rosin-Requin. Il refoulait la douleur, mordait ses lèvres jusqu'au sang et s'empêchait d'y penser. Une migraine, aussi pénible et crucifiante soit-elle, ne le retarderait pas. Sa vengeance s'abattrait sur le Charybde comme le couperet de la justice. Le jeune homme, debout sur le beaupré, guettait l'occasion de se jeter sur le pont adverse. Cette maudite course-poursuite durait depuis désormais trois longues heures, qu'il avait passé à aider les canonniers à trouer la coque du Charybde sans grand succès. Ses mains étaient noires, couvertes de sueur et empestait le métal. Le navire d'Hippolyte-Hydre était d'une rapidité stupéfiante. La distance séparant les deux bateaux avait à peine changé en trois heures, et les officiers commençaient à s'impatienter. Rosin-Requin rêvait de plonger dans la mer qui défilait sous lui. Il rattraperait le Charybde en un temps record. Mais malgré ses talents, le jeune homme savait qu'il ne pouvait pas prendre d'assaut un vaisseau pirate à lui seul. Il avait au moins besoin d'avoir Océan-Orque pour protéger ses arrières. Son ami refusait de lâcher les canons et s'acharnait à viser, encore et encore. Une détonation singulière fusa dans l'atmosphère et vrilla les tympans du jeune homme. Alors qu'une grimace le faisait plisser les yeux et détourner le regard, Rosin-Requin faillit manquer le boulet de canon qui transperça la voilure du Charybde. Il esquissa quelques pas de plus sur le beaupré, quitte à risquer de glisser à l'eau. Le navire ralentit presque imperceptiblement. Des cris de joie retentirent sur le pont du Rédempteur. Deux nouvelles déchirures éventrèrent les voiles du bateau pirate. Le Rédempteur gagnait en vitesse ; le Charybde en perdait. L'écart se fermait enfin. Une bouffée d'adrénaline coula dans les veines de Rosin-Requin, peu s'en faut pour atténuer le tambourinement de la migraine contre son front.

— Officiers, garde à vous ! commanda Danaël-Dragonnet, capitaine du Rédempteur et l'un des deux généraux de la marine royale.

Avec sa barbe grisonnante et ses yeux hétérochromes, Danaël-Dragonnet était une voix que l'on écoutait sans se poser de question. À côté du gouvernail, il les dominait tous et les observait d'un air critique. Il avait déjà participé à des battus pour exterminer Hippolyte-Hydre, en vain. Son expérience, nécessaire, l'avait rendu pessimiste et il ne cachait pas sa pensée : selon lui, le Rédempteur allait misérablement échouer à capturer le Charybde. Les jeunes officiers s'efforçaient de lui prouver le contraire

— Dans quelques instants, nous allons aborder le Charybde. Quatre officiers installeront la passerelle d'abordage. L'objectif est de neutraliser le maximum de canailles, la cible première étant Hippolyte-Hydre. (Danaël-Dragonnet s'éclaircit la gorge d'un ton menaçant.) Je le répète, cet homme est plus dangereux que vous ne le pensez, ne l'affrontez pas seul.

Les officiers marmonnèrent leurs assentiments alors qu'ils renonçaient à leur heure de gloire. Rosin-Requin croisa le regard d'Océan-Orque qui eut un sourire en coin.

— Même vous, Océan-Orque et Rosin-Requin, les réprimanda le capitaine. Vous avez beau être deux des meilleurs épéistes et combattants que je n'ai jamais rencontrés, Hippolyte-Hydre a quelque chose que vous n'avez pas : l'expérience. Je vous interdis de le confronter seul.

Les deux jeunes hommes n'eurent pas besoin de se regarder pour savoir qu'à la première occasion donnée, ils jetteraient cet ordre à la mer comme d'un fardeau. Les officiers couraient dans tous les sens afin de remplir les derniers préparatifs. Rosin-Requin grimpa sur l'un des mats et serrait un cordage entre ses doigts. Le pont du Charybde était presque à sa portée. Le goût métallique qui s'étalait sur sa langue était celui de la vengeance. Dès que le Rédempteur se rapprocha assez de son adversaire, Rosin-Requin se projeta dans les airs. Suspendu dans entre deux bateaux au milieu de la mer. Il atterrit dans une échelle de corde qu'il s'empressa de monter. Certains pirates étaient nichés au creux des voilures et des mats, pour sauter sur les officiers de la marine dès qu'ils monteraient à bord. Rosin-Requin était déterminé à empêcher cela. Perché sur le mat principal, trois pirates se jetèrent sur lui. D'un geste leste, il esquiva le premier qui bascula en avant. Un bruit de craquement d'os et d'un cri silencieux accompagna sa chute. Les deux autres le prirent immédiatement en tenaille. Rosin-Requin parait, fendait, hachait. Aucun de ses coups ne faisaient mouche. Un pli était apparu entre ses sourcils. Danaël-Dragonnet n'avait pas menti lorsqu'il évoquait l'expérience des pirates du Charybde. Les coups de sabre de ses opposants possédaient une force brute et une précision que l'on ne peut acquérir qu'avec des années d'entraînement. Rosin-Requin se mordit la lèvre. Un cordage pendait à un mètre de lui. Une idée germa dans son esprit. Utilisant une bonne dose de culot, il approcha sa lame du pirate jusqu'à ce qu'ils soient nez-à-nez. Les muscles de ses avant-bras criaient de douleur tandis qu'ils luttaient pour ne pas céder face à la pression adverse. Les cliquetis du métal s'entrechoquant lui faisaient presque oublier le second pirate, à qui il offrait désormais son dos. Avant qu'il ne puisse lui enfoncer son sabre dans le dos jusqu'à la garde, Rosin-Requin déséquilibra le pirate d'un coup de genoux et le fit pivoter. En un clin d'œil, il avait échange leur place. Un pirate en embrocha un autre. Des dents émaillés suffoquèrent dans un sang cramoisi. Un corps tomba du mat et s'écrasa dans le chaos qui régnait en contrebas. La peur prit enfin place sur le visage de l'autre. Un sourire sauvage illumina les traits de Rosin-Requin. La rage qui l'habitait depuis trop longtemps avait enfin trouvé son exutoire. Le jeune homme prit son élan, empoigna le cordage et fonça sur le pirate, pieds en avant. Il ne récolta d'une maigre égratignure alors qu'il envoyait un troisième homme plonger à sa mort.

Les Os des Baleines BleuesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant