Chapitre 24 - Clélie-Corail

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Les brises de Le Lagon effleuraient la peau tendre de ses seins et la faisait frissonner. Pourtant, elle n'avait pas froid. La jeune femme savait qu'elle n'aurait plus jamais froid. Sur elle, elle sentait le poids des regards et des hoquets des passants qui posaient les yeux sur elle. Vêtue, où plutôt dévêtue ainsi, Clélie-Corail était sûre d'attirer l'attention. Cependant, pour la première fois de sa vie, elle ne cherchait pas à se cacher derrière Rosin-Requin afin qu'il la protège d'une attention qu'elle ne désirait guère. Tête haute, menton bien droit, elle avançait dans les rues sans prêter attention aux habitants ébahis. Si la drôle de troupe les faisaient froncer les sourcils, de mémoire d'hommes, jamais pirates et officiers ne s'étaient mélangés, la découverte de Rosin-Requin et de Clélie-Corail les rendaient bouche bée. Avec leurs vêtements traditionnels et les reliques qui pendaient à leur taille, il n'y avait aucun doute possible sur leur identité. Malgré le catogan de Rorqual, que les représentations ne portaient jamais, et les lunettes en demi-lunes de Cymopolée, ils les reconnaissaient. Les dieux marchaient de nouveau sur Meisea. Cet étrange amour qui avait été insufflé dans son cœur au fond du Puits l'envahit de nouveau. Ces terres, cette ville, ces hommes. Tout cela était sa création. Elle avait modelé les trois îles et y avait placé les hommes pour qu'ils y vivent. Elle voyait encore ses mains rassembler du sable et de l'écume, façonner des statues et leur offrir la vie.

Elle était plus vieille que les continents, plus vieille que les coutumes et le pouls de l'humanité. Cependant, elle restait Clélie-Corail. Cette petite fille de quatre ans qui courrait dans les vagues. Cette adolescente qui suppliait ses parents de ne pas la marier au plus offrant. Cette jeune femme, pirate, qui maîtrisait la géographie de Meisea sur le bout des doigts. Les portes du palais se dressaient devant eux, aussi imposantes que dans ses souvenirs. Le dôme central touchait presque le ciel et les feuilles d'or dont il était couvert reflétait le coucher de soleil. Les plafonds richement peints étaient soutenus par des colonnes de marbre bleues, tantôt sculptée pour ressembler à une Baleine Bleue, tantôt pour représenter les dieux sous forme humaine. Cymopolée en avait vu la construction, avait vu les tailleurs s'essuyer les mains sur leurs pagnes alors qu'ils façonnaient des hippocampes gigantesques. Clélie-Corail en avait grimpé les marches, ses mains retenant ses lourds jupons, pour l'un des innombrables bals du roi Mahé-Manta. Différentes versions d'elle avait foulé l'escalier couvert de balanes et de lichens, elles évoluaient telles des spectres dans son esprit. La jeune femme s'arrêta devant l'une des colonnes qui la dépeignait, elle. Son front bas était ceint d'une couronne de corail et de dents de requin, et ses vêtements étaient semblables à ceux qu'elle portait en ce moment-même. Ses joues rondes, son nez épaté, sa bouche en cœur et ses cheveux crépus, ici en une coupe afro naturelle. Les artistes méséens n'avaient jamais oublié le visage de la déesse. Ils n'avaient jamais oublié son visage. Son cœur se serra dans sa poitrine, soudainement trop petit pour continuer de faire circuler son sang à l'intérieur de ses veines. Clélie-Corail vacilla. Un bras chaud soutint sa taille et l'invita à gravir les dernières marches. L'odeur iodé et ensoleillé de Rosin-Requin parvint à ses narines. Ses muscles se détendirent.

— La ressemblance est troublante, n'est-ce pas ?

La jeune femme acquiesça, et tourna quelque peu la tête afin d'observer le visage de Rosin-Requin. Contre son épaule, elle voyait ses traits ainsi que la statue de Rorqual en arrière-plan. Un sifflement surpris lui échappa. Clélie-Corail n'était pas stupide, comme elle savait qu'elle ressemblait à Cymopolée, elle savait que Rosin-Requin était le sosie parfait de Rorqual. Mais entre le savoir et en avoir l'intime conviction, entre comprendre leur similarité et comprendre qu'ils n'étaient qu'un, il y avait un gouffre aussi profond que son Puits. Clélie-Corail se redressa. Le jeune homme laissa son bras lui enlacer la taille.

— Nous sommes des idiots de ne pas l'avoir remarqué avant.

Rosin-Requin rit et son rire était celui des dauphins.

Les Os des Baleines BleuesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant