Chapitre I - Clélie-Corail

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La fumée des cigares et les effluves d'alcool bon marché lui piquaient la gorge. Elle ne voyait même pas où elle mettait les pieds, dans cette taverne bondée où le moindre espace libre devait être optimisé. Des tables et des chaises dépareillées étaient jetées en pagaille à la disposition des clients, clients qui dormaient (où étaient-ils évanouis ?) à même le sol où se confondaient planches de bois, sacs, verres brisés et autres colifichets étranges. Clélie-Corail esquivait les obstacles avec une habilité féline, mais la pénombre ambiante lui faisait faire des erreurs qu'elle prétendait ne pas remarquer. Buter dans une bouteille de rhum semi-ouverte ? Le détendeur de ladite boisson n'avait qu'à pas la laisser traîner par terre, d'autant plus qu'il était ivre mort et incapable de se pencher pour la ramasser sans s'effondrer. Percuter le dos d'un client bougon ? Il n'avait qu'à rapprocher sa chaise de sa minuscule table, et l'insulte qui démangeait le bout de sa langue était vite ravalée lorsqu'il apercevait le sabre qui brillait à sa taille. Cette taverne ne lui appartenait pas, quelle horreur était-ce rien que d'y penser ! Mais la jeune femme s'y promenait avec une aisance qui aurait pu la faire passer pour la propriétaire. Par-dessus ses lunettes en demi-lune, Clélie-Corail observait la clientèle d'un œil avisé. Que les ivrognes et les vantards se noient, elle recherchait des personnes avec un peu plus d'ambition. Dans le coin de sa vision, Clélie-Corail pouvait distinguer sa capitaine nonchalamment appuyée sur une table, un sourire malicieux alors qu'elle défiait des hommes de deux têtes de plus qu'elle au bras de fer. Une défaite équivalait à une pinte gratuite pour le gagnant, et Bethsabée gagnait plus souvent qu'elle ne perdait au grand dam de ces arrogants messieurs. Un petit sourire étira ses lèvres : l'énième victoire de Bethsabée résonna dans la taverne dans un craquement assourdissant. Plus loin dans la taverne enfumée, un autre type de protestations faisait rage et attira l'attention de Clélie-Corail. À l'endroit où était maladroitement attaché une cible en liège se tenait une jeune femme entourée de cinq hommes. La main de Clélie-Corail se posa sur le pommeau de son sabre. Ils jouaient à un jeu de fléchettes, fichant les petits projectiles dans les bandes colorées de la cible avec plus ou moins d'adresse. Il devint rapidement clair que la jeune femme était la plus douée du lot. Chacune de ses fléchettes faisaient mouche et s'enfonçaient dans le liège avec un bruit sec et satisfaisant. Les hommes, qui tanguaient si fort que leurs états d'ébriété n'étaient pas une supposition, n'étaient pas charmés par le talent de la jeune femme. Au contraire, leurs expressions grossières s'assombrissaient à chaque fléchette. Clélie-Corail leva les yeux au ciel. Nobles ou plébéiens, l'égo masculin restait une chose bien trop fragile. Curieuse, la jeune femme continua d'observer les lanceurs de fléchettes, désireuse de voir comment les choses allaient tourner.

Éventuellement, il y eut une fléchette de trop. Une fléchette lancée avec trop d'aisance, trop d'habileté qui eut l'audace de se ficher en plein milieu de la cible. L'impact du minuscule projectile fut tel que la fléchette de son adversaire, situé à quelques centimètres de là, vacilla de façon pitoyable avant de se décrocher et tinter sur le sol dans un bruit métallique. Clélie-Corail sentit l'atmosphère changer. Les poils de ses avant-bras se dressèrent alors que sa peau se couvrait de chair de poule. D'un geste assuré, elle remonta ses lunettes le long de son nez. Les cinq hommes encerclèrent la jeune femme, une rage ivre brûlant au fond de leurs iris. Leurs pas avaient beau être mal assurés, leurs coups faisaient mal. De toute évidence, la jeune femme le savait mais malgré la peur qui lui mangeait le visage, elle se tint droite sur ses appuis et sortit de son corsage un petit trident. Clélie-Corail plissa les yeux. Les pointes de l'arme étaient ébréchées mais pouvaient faire des dégâts. La jeune femme avait dû s'emparer de l'un de ces tridents ornementaux – mais fonctionnels – qui décoraient les portes des habitations à Meisea. Les tridents n'étaient plus que des bibelots destinés à montrer la foi des résidents envers les dieux du royaume, Cymopolée et son époux, Rorqual. Les lèvres de la lanceuse de fléchette bougèrent mais dans la cacophonie qui régnait en maître sur la taverne, Clélie-Corail n'entendit pas un mot. Toujours est-il que l'un des hommes se jeta sur elle. D'un bond leste, elle l'esquiva avant de pointer son trident vers la gorge de son adversaire. Sa main frêle tremblait mais elle ne flancha pas. Les autres hommes clignaient des yeux comme des chouettes effarées alors qu'ils tentaient d'analyser la situation. Clélie-Corail en profita pour intervenir.

Les Os des Baleines BleuesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant