Chapitre 6 - Clélie-Corail

3 1 0
                                    

Lorsqu'elle tâtonna l'espace à côté d'elle pour saisir son compas, elle ne le trouva pas. Clélie-Corail grogna. Elle jeta un coup d'œil sous la table et, sans surprise, le petit objet y avait roulé. Le temps s'était assombri, les vagues avaient doublé de volume et l'entièreté du Scylla était soumis à leurs rouleaux. Seules les pirates aguerries du vaisseau, dotées d'un pied marin affuté par les années passées sur les mers, ne perdaient pas l'équilibre. Noëlle avait failli passer par-dessus bord et ne s'était rattrapée à un cordage que d'une extrême justesse qui avait glacé le sang de la jeune femme. La charpentière n'était heureusement pas blessée et avait ri en déclarant que c'était l'un des moments les plus excitants de sa vie. Bethsabée lui avait asséné une grande claque dans le dos. Clélie-Corail se pencha afin de récupérer son compas et se cogna la tête sur la table en se redressant. Un juron lui échappa. Elle se remit à son ouvrage. Trois cartes des mers de Meisea étaient étendues dans une pagaille organisée devant elle. Toutes étaient recouvertes d'une écriture si penchée qu'elle en devenait illisible. Des notes recouvraient presque les chemins marins utilisés par les vaisseaux de commerce qui faisaient tourner l'économie. Des symboles griffonnés, gribouillés, des demi-droites et des ronds. Des arcs-de-cercle. En toute honnêteté, Clélie-Corail reconnaissait l'intelligibilité de ses cartes adorées. Sa gouvernante aurait été saisie d'une crise cardiaque à leur vue, elle qui aimait les choses lisses et parfaites. Un rictus lui tira le coin des lèvres. Parfaite, c'était ce que l'on voulait qu'elle soit. Une poupée à peine dotée d'une âme, juste assez vivante pour rire aux plaisanteries des hommes qu'on lui présentait et pour accepter leurs avances dégoûtantes. Le libre arbitre n'avait pas fait partie de sa vie pendant treize longues années. Elle ne vivait pas vraiment, elle survivait seulement au gré des exigences et volontés de ses parents. Ses moments d'échappement étaient une denrée rare sur lesquels la petite fille essayait de ne pas se casser les dents – elle n'était pas habituée à tant de douceur.

Le Scylla pencha à bâbord d'un coup sec, la lampe qui éclairait l'ouvrage de Clélie-Corail se renversa. La bougie, soufflée et la cabine plongée dans la pénombre. Un long soupir monta de sa gorge. L'inconvenance eut au moins le mérite de la sortir de ses pensées. La jeune femme ne prit pas la peine de ramasser sa lampe, elle n'allait la replacer que pour préparer une nouvelle chute. Clélie-Corail laissa ses yeux s'habituaient à l'obscurité ambiante et continua son ouvrage. Elle traçait minutieusement les déplacements du Scylla depuis qu'elle avait été accepté dans l'équipage, il y a de ça cinq ans. Elle prévoyait les trajectoires de tous les navires de Meisea, enfermée dans la cabine de Bethsabée. Clélie-Corail, à l'instar de tous les navigateurs, se guidait dans les courants marins et les étoiles qui ornaient le ciel nocturne de milliers de points lumineux. Mais ce qui différenciait la jeune femme des autres était son immense mémoire de la géographie méséenne que sa gouvernance ne cessait de lui rabâcher. Cela avait été l'une de ses matières favorites car elle révélait un monde à sa portée, des endroits exceptionnels à découvrir. Une échappatoire de la demeure proprette des Contre-Courants, où les murs calfeutrés étouffaient le bruit de l'océan. Loin, bien loin, des attentes de sa mère et de son père. La géographie lui offrait quelque chose de précieux : de l'espoir. L'espoir qu'un jour, elle fuirait cette demeure-prison et cette cour des faux-semblants pour aller explorer l'horizon. Une nouvelle secousse lui fit raturer son tracé. Sa frustration grandissait au même rythme que la tempête qui s'annonçait.

— La déesse Cymopolée est aussi appelée la déesse-mère, récita-t-elle à mi-voix, elle règne sur les eaux infinies aux côtés de son époux, le dieu Rorqual. Cymopolée est l'investigatrice de l'ensemble des phénomènes marins, la marée, les vagues, l'écume, les courants et les contre-courants, les raz-de-marée et bien d'autres.

À chaque mot qu'elle murmurait, le calme la gagnait un peu plus. Sa frustration s'amincissait et ses doigts ne tremblaient plus. Même les balancements du Scylla ne la perturbaient plus. Pour une raison qu'elle ignorait, réciter des passages des textes sacrés lui vidait systématiquement l'esprit de ses tourments. C'était comme une marée avançait et emportait avec elle les traces de pas que les visiteurs avaient laissé dans le sable. Clélie-Corail sourit en calculant l'endroit idéal pour intercepter le Vivace. Ce navire de commerce était rempli d'or et de merveilles que la pie qu'était Bethsabée désirait s'en emparer. Tiphaine et Morgane étaient partantes pour tout, du moment qu'elles pouvaient manier leurs sabres et cogner des hommes. Paule-Piranha, quant à elle, éprouvait un ravissement particulier à mettre des bâtons dans les roues d'un des nobles les plus influents du royaume. Clélie-Corail ne pouvait qu'approuver. Le propriétaire du Vivace était issu de la plus haute et pure noblesse de Meisea. La tâche de sa famille était de protéger les baleines et autres grands mammifères marins, vestiges des corps des dieux. La famille des Baleiniers possédait un prestige presque aussi gros que la taille de leurs coffres forts dans les banques royales d'Auturié. La fille aînée des Baleiniers, Marlise-Méduse, était d'ailleurs devenue princesse de Meisea en épousant l'héritier du trône. Le visage de Marlise-Méduse s'était effacée des souvenirs – douloureux – de la jeune femme, mais elle se remémorait une chevelure d'un magnifique roux foncé qui flamboyait sous le soleil. Clélie-Corail ne lui avait guère prêté d'attention une fois qu'elle eut remarqué son âge. Après cela, elle s'efforçait de ne pas vomir sur les chaussures de son père qui la couvait d'un regard lubrique. Salmar-Seiche était un déchet doté de traits humains et d'une immunité impeccable. Les deux anciennes nobles qui résidaient sur le Scylla se faisaient une joie de piller et couler l'un de ses bateaux. Depuis l'annonce du prochain raid, Paule-Piranha leur régalait les papilles, elle ressortait des recettes familiales afin de leur remplir l'estomac et tout l'équipage en était ravi. Le recrutement de leur cuisinière s'était fait de façon la plus chaotique possible, mais toutes étaient immensément soulagées de la savoir à bord. Clélie-Corail avait encore des maux de ventre à seulement penser du temps où le Scylla ne se composait que de cinq personnes, cinq personnes qui n'avaient jamais posé le pied dans une cuisine de leur vie. Le poisson mangé à moitié-cru était l'un des mets les plus abominables qui avait touché son palais.

Les Os des Baleines BleuesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant