Chapitre 22 - Bethsabée

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Les eaux avaient rougi. Le turquoise éblouissant qui faisait la renommée de la baie de Le Lagon n'était plus qu'un vague souvenir. Des bribes qui s'effilochaient, comme les cordages du Léviathan que Bethsabée tranchait de sa lame. Debout sur le bastingage du vaisseau maudit, la jeune femme était parcourue de frissons. Voilà de très longues années qu'aucun combat n'avait eu lieu dans cette baie paradisiaque. La baie de Le Lagon était le véritable joyau de la couronne, un havre de tranquillité pour la faune et la flore marine, et le meilleur endroit pour s'essayer à la plongée récréative. L'eau y était si claire que l'on distinguait les vives enfouies sous le sable depuis le nid-de-pie des bateaux. Des bambins pouvaient caresser des murènes sans risquer d'exposer à des morsures. La dangerosité était l'antonyme de cette baie, qui désormais était rouge, rouge sang. Bethsabée serra les dents. Elle avait espéré que la marine n'ouvrît pas le feu. Qu'elle ne souillât pas la trêve du Puits. Elle ignorait pourquoi est-ce qu'elle avait placé autant d'espoirs dans une bande d'hommes nourris à l'arrogance et dotés de lames aussi tranchantes que les mâchoires des orques. Le Scylla les avait humiliés une fois, abandonnés dans le brouillard du cimetière des navires, ils avaient survécu avec une unique pensée sur l'horizon : la vengeance. Ils n'avaient qu'à faire de répandre la profanation dans cet endroit sacré. Bethsabée se fichait bien qu'ils l'attaquassent, elle vivait pour l'adrénaline qui coursait dans ses veines lors des combats. Amaryllis lui susurrait souvent qu'au moins la moitié de son sang ne lui appartenait pas, et qu'elle l'avait volé à tous les hommes qu'elle avait terrassé. La violence, ça la connaissait. Elle aimait ça, perversement, insidieusement. Mais jamais, au grand jamais, elle n'aurait donné le premier coup au-dessus du Puits de Cymopolée.

Bethsabée craignait trop la fureur de Rorqual pour tenter un acte aussi stupide. Une fois les hommes avaient souillé ce Puits, et Meisea en portait encore les stigmates. La jeune femme avait grandi avec la certitude que les os des dieux Baleines Bleues reposaient dans l'abysse de la baie, et que lorsque Rorqual se rendrait compte que des minuscules humains osaient de nouveau les déranger, il se réveillerait et ravagerait la côte. Dans ces soirs de terreurs là, la petite fille était bien contente d'habiter ce quartier mal famé de Boucanier. Ici, la colère du dieu serait plus longue à la trouver, assez pour qu'elle puisse fuir dans les terres intérieures, hors de la portée de Rorqual. Tout ce sang versé dans son tombeau le réveillerait certainement. La jeune femme secoua la tête afin de chasser ce raisonnement d'enfant. Bethsabée avait cessé de croire que le dieu reviendrait subitement à la vie pour exterminer le reste de l'humanité, mais une partie animale de son esprit s'inquiétait toujours. De l'électricité parcourait l'air, elle la sentait sur sa langue et dressait le moindre de ses poils. Les claquements métalliques des combats s'éternisaient. Les cris de douleur se transformaient en cris de fatigue et d'exaspération.

— Sabée, va l'aider ! hurla une voix qu'elle n'avait jamais connu aussi pleine d'horreur.

Ses jambes se mirent en action avant qu'elle ne comprenne qu'elle s'était retrouvée sous la coupe d'Amaryllis. Bethsabée n'eut guère le temps de maudire la sirène de tous les noms d'oiseaux car elle tomba sur une scène glaçante. Morgane, les yeux vitreux, la mâchoire tombante. Un officier de marine aux dreadlocks attachés en queue basse tentait de l'empêcher de s'ouvrir la gorge. Le choc lui coupa le souffle mais la jeune femme se précipita, même privée d'oxygène.

— Sauve-la ! l'intima de nouveau Amaryllis.

Une force phénoménale se mit à couler dans ses veines. Aussi douce que du miel, et pourtant aussi piquante que les abeilles qui le produisait, Bethsabée avait l'impression de pouvoir vider les eaux infinies d'un simple mouvement de bras. Sans réfléchir, la jeune femme saisit le sabre de Morgane entre ses paumes et le lui arracha des mains. L'arme rebondit sur le pont du Léviathan avec un bruit sourd, presque muet. Morgane cligna des yeux. Ils étaient toujours vitreux. La saveur acide de la panique envahissait sa bouche. Bethsabée la gifla du revers de la main avec tant de force que l'une de ses bagues déchira la pommette de sa fine lame. Un mince filet de sang coula de l'entaille, mais lorsque Morgane cligna de nouveau des paupières, ils avaient retrouvé leur lucidité. La pirate n'eut pas un instant d'hésitation, elle ramassa son arme et défia l'officier qui avait essayé de l'aider. Un élan de fierté se saisit de Bethsabée.

Les Os des Baleines BleuesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant