De sa langue, elle jouait avec la perle placée à l'intérieur de sa joue alors qu'elle écoutait les conversations autour d'elle. Elles bruissaient comme les ailes des poissons volants, trop rapides et complexes pour qu'elle puisse les comprendre. Le sens des phrases lui échappait, comme si elle essayait de courir après la marée. Ses cheveux trempés, gorgés d'eau et de sang, pendaient le long de son dos et tâchaient la tunique que Noëlle lui avait prêté. Les deux liquides gouttaient au creux de ses reins et s'écrasaient sur le sentier de graviers. Amaryllis cheminait pieds nus, sans sentir les morceaux de verres brisés et de cailloux coupants lui transpercer la plante. Au milieu de la route, elle était seule. L'équipage de Sabée marchait à sa droite, les hommes, à sa gauche. Les deux camps refusaient de se mélanger et s'envoyer des regards haineux par-dessus les épaules d'Amaryllis. Lorsqu'un des hommes décocha un geste grossier à Sabée, la sirène dévoila ses multiples rangées de dents et siffla. Le visage de l'homme devint aussi blanc que de la craie et il cessa de les regarder. Amaryllis sourit.
Devant elle, Rorqual et Cymopolée guidaient cette troupe disparate et incongrue avec une insouciance divine. Ils devaient se savoir capables d'arrêter quelconque acte de violence d'un simple geste de la main. Amaryllis frissonna. Elle ignorait si les humains percevaient le changement qu'avait subi le piratueur et Clélie au cœur des abysses du Puits de la déesse, mais elle ne le voyait que trop bien. L'air se recourbait de façon différente aux abords des dieux, la lumière se distendait et luisait plus fort. Leur vitalité s'échappait d'eux par vagues de vapeur qui s'élevait dans l'atmosphère avant de disparaître. Clélie et le piratueur étaient morts : les dieux avaient pris leur place. Leurs enveloppes charnelles étaient inchangées, bien que l'éclat de leurs yeux soient plus lumineux que jamais, mais leurs essences avaient drastiquement changé. Quand le chant des Baleines Bleues avait retenti dans l'eau, que les vagues avaient vibré de l'appel du dieu-père, Amaryllis avait cru que son cœur s'était arrêté. Comme toutes les sirènes, elle n'avait que rêvé de ces mélodies dont elle tirait ses chants. La voix lancinante de Rorqual hantait ses nuits aux côtés du cadavre mutilé de sa sœur, la tragique bande son de sa vie. Amaryllis n'avait jamais pensé que le chant de Rorqual ferait vibrer ses os et ordonnerait aux battements de son cœur. Mais les notes du dieu-père étaient empreintes d'une familiarité sibylline, telle une dent cassée sur laquelle sa langue ne cesserait de se couper. Mue par un instinct qu'elle ne pouvait réfréner, la sirène avait quitté la sécurité du sable dans lequel elle s'était enfouie. La mélodie de Rorqual était comme un harpon, planté sous son sternum, qui l'attirait inexorablement. Le créateur avait appelé à lui, tous ses enfants marins. Toute la population de Le Lagon s'était précipitée dans la baie afin de célébrer son retour inespéré.
Une partie de son âme brisée s'était réparée en cet instant. Une blessure dont elle ignorait les cicatrices s'était refermée à la vue de Rorqual, lévitant au-dessus des eaux. Ce manque, Amaryllis l'avait enfin compris. Ils étaient tous nés avec. Avec ce trou béant dans la poitrine, juste à côté de leur cœur. Nés avec, jamais ils n'avaient remarqué qu'étrangeté de cette absence. Mais une fois ce trou comblé d'une si douce mélodie, la sirène prenait conscience de ce handicap qui l'avait suivi dans tous ses actes. Qui avait suivi toutes ses ancêtres depuis la mort de Rorqual. Ce manque qu'Abysse n'avait jamais pu voir s'inverser. Sa langue vint tâtonner la perle dans sa joue. Son poids, bien que rassurants, l'entraînait vers des profondeurs inexplorées. Cette perle était son fardeau, sa punition. La brûlure de la plante de ses pieds, son purgatoire dont elle méritait chaque misérable seconde. Abysse était morte et elle vivait. Son martyr lui permettait de fouler la terre des hommes. Même si Amaryllis ne le méritait pas. Elle essuya rageusement une larme qui roula le long de son joue. Elle haïssait les pleurs et leur stupide salinité. Les sirènes ne pleuraient pas. Jamais. Elles en étaient tout bonnement incapables, car elles ne possédaient pas de canaux lacrymaux. À quoi bon perdre de l'eau salée de leurs yeux alors qu'elles vivaient dans une étendue infinie de cette même eau salée. Amaryllis avait découvert les larmes sous sa forme trompeuse d'humaine. Lorsqu'elle avait léché les gouttes qui s'étaient échappées de ces eaux pour la première fois, elle avait trébuché de surprise. Ses mains s'étaient écorchées sur les pavés râpeux d'Auturié. Là, prostrée au milieu de la rue, en pleurs après l'exécution des pêcheurs qui avaient dévoré sa sœur, Amaryllis s'était souvenue des berceuses que lui chantaient sa mère en lui caressant les cheveux.
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Les Os des Baleines Bleues
FantasyLe royaume de Meisea est gouverné par les mers, les pirates en font leur terrain de jeu. Lorsque le Scylla, navire à l'équipage composée uniquement de femmes, reçoit une proposition très intéressante : dérober les reliques appartenant aux dieux Bale...
