Les Os des Baleines Bleues

Chapitre 18 - Clélie-Corail

À genoux. Rosin-Requin était là et il était à genoux devant elle. La jeune femme était ankylosée, ses jambes menaçaient de s'effondrer sous elle et ses coupures la lançaient. Elle s'en rendait à peine compte. Rosin-Requin était là, le regard aussi tendre que lorsqu'elle l'avait quitté, huit ans auparavant. Il était là, et soudainement, plus rien n'avait d'importance à part la fraîcheur de ses mains quand il saisit les siennes. Le jeune homme s'était mis à genoux dans une flaque de sang, sans que ses yeux ne quittent les siens. Clélie-Corail avait oublié à quel point ses prunelles étaient impétueuses. Bien qu'elle fût dotée d'iris aussi bleu que l'océan, son regard n'avait jamais été aussi débridé que Rosin-Requin. Des tempêtes y naissaient, elle en était sûre. La jeune femme souriait, incrédule et timide, devant cet homme qu'elle ne croyait jamais revoir. Il, il n'avait pas changé. Ses cheveux blonds étaient plus longs, il pouvait désormais se les attacher. Des mèches rebelles encadraient son visage d'un air canaille qui cristallisait son charme. Avant que la stupeur qui s'était emparée du Scylla se brisa comme un navire projeté sur une falaise, Clélie-Corail eut le temps de passer ses doigts dans sa tignasse emmêlé par les rafales et les combats. La pluie tombait toujours et le ciel semblait incapable de s'arrêter de pleurer.

Le bruit assourdissant des conversations qui reprirent perça sa bulle de paix et ses tympans. Elle sursauta et s'éloigna juste assez de Rosin-Requin pour qu'une de ses amis puisse lui attraper le bras. Clélie-Corail fut tirée en arrière, arrachée. Involontairement, la jeune femme tendit le bras vers lui, dans l'espoir d'effleurer son visage. Rosin-Requin se leva aussitôt mais ne put faire un pas vers elle. Une Morgane grimaçante s'interposa, sabre levé.

— Ne t'approche pas d'elle. Nous ne tomberons pas dans ton piège.

— Il n'y a aucun piège, cligna-t-il des yeux sans comprendre ce que la pirate sous-entendait.

Clélie-Corail hoqueta. Comment pourrait-elle expliquer la scène au reste de l'équipage ? Elles venaient à peine d'apprendre qu'elle était noble, qu'elle était la Clélie-Corail. Jamais elle n'avait parlé de son passée, trop douloureux pour qu'elle souhaite l'évoquer, trop peu ordinaire pour se faire passer pour une riche marchande. La jeune femme n'avait jamais prononcé le nom de Rosin-Requin, même lorsqu'elle avait ramené l'affiche du piratueur à bord du Scylla.

— Il dit vrai, s'entendit-elle dire. Rosin ne m'a jamais tendu de piège de ma vie.

Un grognement monta de la gorge de Morgane qui rengaina tout de même sa lame. Elle resta devant Clélie-Corail avec une posture protectrice qui lui réchauffa le cœur. Partout, les pirates et officiers s'impatientaient. Ses amies chuchotaient si forts qu'elle saisissait des brides de conversation. Clélie-Corail ne leur en voulait pas. Voilà qu'elle lâchait révélation sur révélation. Elle avait de la chance de ne pas être jetée par-dessus bord pour insubordination. Où d'être battue pour avoir dissimulée des choses. L'éclair d'une ceinture s'abattant sur son abdomen.

— Jeune homme, je vous ordonne de reprendre le combat et d'éliminer cette pirate ! vociféra le capitaine du Rédempteur, toujours sous la menace de la lame de Bethsabée, dont le visage avait viré à un affreux rouge.

Une brève bouffée de terreur s'empara de Clélie-Corail à ces paroles. Elle crut, l'espace d'un instant, que Rosin-Requin allait se plier face à l'autorité.

— Je préférerais plutôt me trancher la gorge.

Un rire s'échappa de ses lèvres. Le jeune homme eut un regard confus mais lui décocha un petit sourire, presque timide, lorsqu'il comprit pourquoi elle riait. Ses gloussements moururent cependant dans sa gorge dès que pirates et officiers tirèrent leurs armes. La maigre accalmie du duel avorté s'était envolée. La pluie tombait toujours à grottes gouttes, diluant le sang qui ruisselait sur le pont et les combats allaient reprendre.