On ne se quitte plus, songe Adam le lundi matin, en s'installant dans la voiture de service. Thomas lui sourit. Des cernes soulignent ses yeux bleus et un début de barbe blonde couvre ses joues. Sur la route, ils discutent de tout : du week-end, de Louis et Apolline, de ce qui les attend au boulot. Adam commence par une réunion importante avec le comité de direction. À l'ordre du jour : la journée de team building organisée par l'entreprise, les chiffres du premier trimestre et la présentation d'un nouveau prototype du R&D.
– J'ai hâte, précise Adam d'un ton ennuyé.
– Te plains pas, dit Thomas. Vous allez passer la matinée à regarder défiler des power points en buvant du café.
Il étouffe un bâillement, fait craquer sa nuque. Adam, un peu vexé de voir son travail résumé de façon aussi triviale, riposte.
– C'est ton homme marié qui te fatigue comme ça ?
Thomas quitte un instant la route des yeux pour le regarder.
– Non, dit-il. Je bossais ce matin. Je me suis levé à quatre heures.
C'est de la folie, songe Adam, mais avant qu'il ne puisse exprimer le fond de sa pensée, Thomas ajoute :
– Loïc et moi, c'est fini.
Adam essaie d'intégrer l'information. Il ne devrait ressentir que de l'indifférence. C'est loin d'être le cas. Qu'est-ce que ça peut me faire ? se demande-t-il. Qu'est-ce que ça change ? Rien. Tout. En quelques secondes, trop de pensées affluent. Thomas, l'homme marié, leur histoire sans avenir. Une histoire de sexe, mais pas que, puisque ça a duré six mois et que maintenant, c'est fini.
– Je suis désolé, dit enfin Adam. Tu veux en parler ?
– Y'a pas grand-chose à dire. C'était pas honnête vis-à-vis de sa femme et j'avais plus la tête à ça. On a préféré s'arrêter là.
– Et ça va ?
– Oui, répond Thomas.
Il ne dit pas toute la vérité. Loïc va lui manquer. Pas parce qu'ils couchaient ensemble de temps en temps, mais parce qu'avec lui, il n'avait pas besoin de se cacher. À présent, la seule personne qui partage son secret est assise dans cette voiture, à quelques dizaines de centimètres de lui. Ça ne pouvait plus continuer, songe-t-il. Même dans son lit, je pensais encore à Adam.
– Et toi ? ose-t-il demander. T'as quelqu'un dans ta vie ?
– Pas vraiment.
– C'est pas une réponse, ça.
– Rien de sérieux. Il vit à Lyon.
– Tu veux pas déménager ? Ou lui ?
– C'est compliqué. J'ai ma vie à Paris. Lui, il vient de s'associer dans un cabinet d'avocat.
Un avocat, songe Thomas, les mains crispées autour du volant. Il aurait voulu en savoir plus - tellement plus, mais déjà, il gare la voiture sur le parking de STL. Après s'être souhaités une bonne journée, chacun part de son côté, l'esprit occupé par mille pensées. Rien de sérieux, se répète Thomas une bonne partie de la matinée. Rien de sérieux...
***
En réunion, pendant que Lacourt se perd en digressions, Adam planifie ses prochaines semaines au sein de STL. Il prévoit de faire quelques jours en immersion au sein de l'usine de Jérôme, histoire de mieux juger son fonctionnement. Il visitera ensuite les usines de Lille et de Montpellier, pendant une semaine chacune. La secrétaire de Lacourt lui réservera une chambre d'hôtel et ses billets de train. À moins que je propose à Thomas de me conduire, réfléchit-il. C'est ce que Lacourt avait prévu. Il s'efforce de chasser cette idée de son esprit. Passer autant d'heures dans une voiture le rendrait malade, même avec un aussi bon chauffeur. Et puis être coincé avec Thomas dans un espace aussi exigu risquerait de lui monter à la tête. Passer ses journées avec lui, dormir dans le même hôtel...
– Pourrons-nous compter sur votre participation, Monsieur Bathily ?
Pris en flagrant délit d'inattention, Adam se rattrape comme il peut.
– Bien sûr, sans problème.
– Merveilleux ! se réjouit Lacourt. Vous jouerez bien entendu dans l'équipe de direction.
La surprise laisse Adam sans voix. Quelques secondes lui suffisent pour mesurer l'erreur qu'il vient de commettre : il ne sera pas seulement présent à la journée de team building organisée par STL, il participera au tournoi sportif et son équipe affrontera vraisemblablement celle des ouvriers. Toute la journée, il s'en mord les doigts, mais ce qui est fait est fait, il ne veut pas revenir en arrière. S'il était parfaitement honnête, il reconnaîtrait que l'idée de montrer à Thomas de quoi il est capable n'est pas si désagréable.
***
Avril cède la place à un beau mois de mai. Le printemps a des allures de début d'été : plein soleil dans un ciel sans nuage. Adam se surprend à apprécier le paysage de champs colorés qu'il traverse matin et soir en compagnie de Thomas - et peut-être que sa présence y est pour quelque chose. Ils se racontent leur journée, se plaignent de Lacourt. Thomas prend des nouvelles d'Eve et de Malika, parfois de Thibault. Adam, lui, l'interroge sur ses enfants, l'école, les week-ends qu'il passe avec eux. Sans rien dire à personne, il s'est inscrit à des cours de langue des signes. Sa professeure dit qu'il progresse vite, elle aimerait que tous ses élèves soient aussi doués. Quand elle lui a demandé ses motivations, Adam a menti. Il ne pouvait pas décemment répondre qu'il espérait avoir l'occasion, un jour, de discuter avec un certain petit garçon.
Le week-end parisien a eu une autre conséquence : chaque jeudi, Thomas et Adam ont pris l'habitude de retrouver Hana pour boire un verre. La première fois, Thomas a proposé ça comme ça, l'air de rien. Si t'as pas mieux à faire, avait-il précisé. Adam, qui passait toutes ses soirées seul dans son meublé, a pu accepter avec la même nonchalance, le même air de ne pas y toucher. Oui, pourquoi pas. Depuis, une fois par semaine, il commande un coca et affronte les deux autres aux fléchettes ou au baby-foot, avant que Thomas le raccompagne chez lui. Adam ne l'a jamais invité à monter, conscient que l'équilibre qu'il tente de préserver serait mis en péril, qu'une frontière serait franchie, sans retour en arrière possible.
Ce jeudi-là, quand Thomas le ramène chez lui après s'être pris une raclée au baby foot, Adam est particulièrement de bonne humeur.
– T'as la victoire modeste, note Thomas, son éternel sourire au coin des lèvres.
– Attends de voir sur un vrai terrain, réplique Adam en songeant à la journée de team building qui les attend le lendemain.
Un éclat de rire lui répond et il se détourne pour dissimuler son propre amusement.
Chez lui, il téléphone à sa mère. Depuis le début de sa mission, il est allé lui rendre visite deux fois. Elle ignore tout, même que Thomas est un salarié de l'entreprise qu'il audite. Au début, il ne voulait pas l'inquiéter. Elle aussi garde un très mauvais souvenir de Thomas Delbarre, l'un des garçons à cause de qui le proviseur du lycée lui avait conseillé de changer son fils d'établissement, avant de lui glisser la brochure d'un lycée privé qu'elle n'avait pas les moyens de payer. Je devrais peut-être lui en toucher un mot, songe Adam, le téléphone contre l'oreille. Ça lui fera plaisir de savoir que les choses se sont arrangées. Quand sa mère décroche, il l'invite au restaurant, samedi midi. Elle accepte avec plaisir. La décision d'Adam est prise : il lui parlera de Thomas. Après tout, je ne vois pas ce qui pourrait mal se passer, songe-t-il, à mille lieues de soupçonner le tournure que prendra le repas.
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Une petite histoire de vengeance
RomanceLa vie sourit à Adam. Après de brillantes études, il a grimpé les échelons d'une grosse société cotée en bourse. Directeur stratégique respecté et écouté, il fait la pluie et le beau temps autour de lui. Thomas est moins chanceux. L'entreprise qu'il...