26. Le sauveur

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Le plan de Malika comporte un défaut majeur : il implique que Bryan les laisse entrer. Enfermé à double tour chez lui, il ne semble que moyennement impressionné par la petite équipe venue récupérer les affaires d'Eve.

– Allez bien vous faire foutre, leur crie-t-il à travers sa porte blindée.

– Qu'est-ce qu'on fait ? souffle Thibault. On appelle les flics ?

Eve refuse net. Les yeux larmoyants, le nez rouge et les cheveux coincés dans une queue de cheval stricte, elle essaie de sourire.

– Ce n'est pas grave. Je n'aurai qu'à racheter...

– Tous tes vêtements ? l'interrompt Malika. Ton matériel professionnel ? Tes bijoux ? Ton horrible collection de cartes postales ?

Eve s'essuie les yeux. Elle ne veut pas faire d'esclandre. La dame qui habite sur le même palier est une connaissance de son patron et le couple du rez-de-chaussée travaille en free-lance dans la pub. Elle les croise parfois aux soirées de lancement.

– C'est chez lui ici, murmure-t-elle. S'il ne veut pas ouvrir, qu'est-ce qu'on y peut ?

Malika semble sur le point de se transformer en torche humaine, mais Thomas intervient.

– Bougez pas. Je m'en occupe.

Il les plante là, descend au pas de course les escaliers. Adam se lance à sa poursuite. Dans la rue, il l'aperçoit qui escalade la façade de l'immeuble à main nue, en s'aidant de la gouttière et de la corniche.

– Putain, jure-t-il en courant vers lui.

Mais déjà, Thomas agrippe la balustrade du premier étage, se hisse sur le balcon et disparaît de sa vue - et de celle des passants ébahis. Adam jure encore. Le temps de rentrer dans l'immeuble et de remonter les escaliers, la porte blindée est ouverte. Avachi sur son canapé, un joint entre les doigts, Bryan n'en mène pas large. Thomas, debout près de la fenêtre entrouverte, affiche un sourire insolent.

– Bien joué, dit Adam, avant de rejoindre les autres dans la chambre.

Même ici, une odeur de cannabis flotte dans l'air. Des bouteilles de bière vides traînent par terre. Pendant que Malika récupère les produits de beauté dans la salle de bain, Adam aide Thibault à remplir deux valises de vêtements. Eve décroche ses cartes postales, punaisées sur un panneau de liège. Bientôt, les sacs s'entassent au milieu de la pièce.

Dans le salon, rien n'a bougé. Bryan tire sur son joint et Thomas commence à trouver le temps long. Il va jeter un coup d'œil dans la chambre pour évaluer l'ampleur de la tâche. En entrant, il heurte une bouteille de bière vide. Le bruit lui fait serrer les dents. Par un malheureux hasard, la bouteille roule jusqu'aux pieds d'Adam, qui se baisse et la ramasse. Soudain, c'est comme si Thomas et lui étaient seuls dans la pièce. Ils se regardent en silence et se trouvent projetés quinze ans en arrière, dans le vestiaire des garçons, ce fameux soir. Thomas se sent mal. Sa salive a pris un goût acide, il n'arrive plus à avaler. Puis Adam dépose la bouteille de bière vide sur la commode.

– On va charger les premiers sacs. Tu restes avec les filles ?

Thomas acquiesce et retourne surveiller la loque dans le salon. Quelques voyages plus tard, le coffre de sa voiture est plein. Sur la banquette arrière, Eve dépose soigneusement son ordinateur et ses appareils photos et les recouvre d'un plaid en fourrure.

– Tu as tout ? demande Malika, les bras encombrés de sacs à main.

– Oui, je crois que c'est bon.

Elle a abandonné le mobilier, mais elle s'en fiche. Aucune envie de meubler sa nouvelle vie avec l'ancienne. Elle remercie tout le monde et Thomas plus encore que les autres.

– Sans toi, on serait encore sur le palier, dit-elle, moitié pleurant, moitié riant.

Elle insiste pour les inviter chez Lili. Thomas suit le groupe en regardant ses pieds. Il ne connaît pas Lili, n'a pas envie de s'incruster et encore moins de gâcher la fête. C'est à peine si Thibault lui a adressé un signe de tête et Malika le prend toujours de haut, moqueuse.

– Qu'est-ce qu'il t'arrive ?

Adam a ralenti pour se mettre à sa hauteur.

– Rien, répond Thomas. Juste, j'ai pas envie de m'imposer. Si tu veux, je peux aller quelque part de mon côté et tu m'appelles quand t'as fini.

Adam le regarde bizarrement.

– Tu essaies de me faire passer pour quoi, là ? Un tortionnaire ?

– Comment ça ?

– Tu nous as sauvé la mise ce soir et tu te comportes comme si j'allais t'enfermer dans le coffre de ta voiture.

– Tu peux pas, il est plein.

Ils se marrent, jusqu'à ce que Thibaut leur jette un coup d'œil étonné.

– Toi, tu as envie de venir ? demande Adam.

– Ouais, pourquoi pas.

– Alors viens, imbécile.

Chez Lili est en fait une brasserie parisienne, avec tables en bois, banquettes en cuir bordeaux et nappes à carreaux. Thomas prend place en face d'Adam, à côté d'Eve.

– On ne s'était jamais vus, dit-elle à Thomas. Tu es un ami d'Adam, c'est ça ?

La question, d'une simplicité enfantine, l'oblige à se triturer les méninges. Adam vient à son secours.

– J'audite la société où Thomas travaille.

– Et tu fais quoi dans la vie ? s'intéresse Eve.

Vaste question, songe Thomas.

– Je suis dans le traitement de l'eau. J'installe des équipements. Ça va de l'adoucisseur à la dépollution des eaux industrielles. En ce moment, je travaille pas mal pour Adam.

Le serveur les interrompt, leur demande s'ils souhaitent boire quelque chose pour commencer. Thomas espère qu'Eve en oubliera son interrogatoire, mais sitôt les cocktails commandés, elle reprend :

– Il ne t'a pas forcé à venir m'aider, j'espère ?

– Adam ? Non. Malika a essayé par contre.

– J'ai pressenti qu'on aurait besoin de beaucoup de muscles et de très peu de réflexion, se défend l'intéressée.

Thomas se penche vers Eve.

– C'est la chose la plus gentille qu'elle m'ait dite.

Adam, le bas du visage dissimulé derrière ses mains croisées, s'autorise un sourire. Quand les cocktails arrivent, ils trinquent à la nouvelle vie d'Eve. La conversation est joyeuse, animée. Malika s'étonne qu'Adam soit venu jusqu'à Paris en voiture. Même si le périphérique et les embouteillages lui ont donné chaud, Thomas n'a pas eu besoin de s'arrêter.

– C'est un exploit, dit Thibault. Moi, je n'ai pas encore démarré qu'il est en PLS.

– J'ai toujours pensé que tu avais couché avec l'examinatrice pour avoir ton permis de conduire, réplique Adam. Même moi, je conduis mieux que toi.

– Et il n'a pas le permis, renchérit Malika.

Thomas rit avec les autres, mais observe Adam. Il se régale de ses rires francs et de la lumière dans ses yeux. Puis une sale idée vient l'inquiéter. Et s'il avait parlé ? Et s'il avait dit à ses amis que... C'est trop tard, songe Thomas. Je peux rien y faire. Mais, incapable de se raisonner, il sort son téléphone portable.

Tu leur as dit pour moi ?

Quand Adam lit le message, il fronce les sourcils.

Bien sûr que non.

Thomas est soulagé, mais honteux. Ce n'est pas seulement qu'il a douté d'Adam. C'est ce qu'il a fait, lui. Il se rappelle la bouteille de bière, le bruit sinistre du verre qui roule sur le sol. La honte le dévore. Son téléphone vibre encore. Encore un message d'Adam.

Ne t'inquiète pas. Ton secret est bien gardé.

Une petite histoire de vengeanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant