28. La rencontre

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Après avoir déposé Adam à la gare, Thomas passe chez ses parents. Son père l'accueille d'un "salut, fiston" et d'une accolade virile. Sa mère le serre dans ses bras. Elle lui propose de rester dîner, il refuse. Depuis son divorce et la liquidation de son entreprise, il voit trop souvent briller une lueur de déception dans le regard paternel. Il n'a plus envie de s'imposer ça. Moins d'un quart d'heure plus tard, il repart au volant du vieil utilitaire de son père. Au feu rouge, il compose le numéro de Malika. Elle décroche presque aussitôt.

– Salut. Tu l'as ?

– C'est bon, ouais. Mais il y a un changement de programme. Je viens avec mes enfants.

– Sérieux ? T'as des enfants, toi ?

Et, sans lui laisser le temps de répondre, elle enchaîne.

– Peu importe, on se débrouillera. Si on achète quelques meubles, un frigo et un micro-ondes, ça passe ?

Thomas se retient de soupirer.

– Ça dépend de la taille. Je t'amène pas un camion de déménagement.

– Ok. Le canapé sera livré à onze heures, c'est bon pour toi ?

– J'y serai. Tu m'envoies l'adresse ?

Après avoir raccroché, il se sent épuisé. Comme un vendredi sur deux, il se gare sur le parking au bord du lac, terrain neutre où Laure lui dépose les enfants. Elle arrive cinq minutes après lui, aussi belle et élégante qu'il l'a toujours connue.

– Tu as l'air fatigué, commente-t-elle en lui faisant la bise. Tu vas bien ?

Il inspire malgré lui son odeur, douloureux souvenir de tout ce qu'il a perdu.

– Ça va.

Il n'a pas le temps de lui retourner la question que ses enfants lui sautent dans les bras. Il les serre contre lui, trop fort, pour lutter contre sa tristesse. Dans moins de quarante-huit heures, ils disparaîtront pour deux autres longues semaines.

***

La promesse faite à Adam est tenue. À vingt-et-une heures, les enfants sont couchés et lui aussi. Il regarde deux-trois trucs sur son portable, rentre l'adresse envoyée par Malika dans son GPS et règle son alarme. Il dort d'une traite et se réveille en pleine forme. Avant neuf heures, les enfants sont installés dans leur siège auto. Ils passent le trajet à chanter à tue-tête les classiques Disney. Thomas n'a jamais été aussi heureux d'arriver à Paris et de respirer à pleins poumons l'air pollué. Il trouve miraculeusement une place à deux pas de l'immeuble et appelle Adam.

– Tu peux monter, c'est au deuxième.

D'un coup, Thomas s'inquiète. Il ne veut pas qu'on lui parle mal devant ses enfants. Ou pire, qu'on les traite froidement juste pour l'atteindre, lui.

– T'es seul ? demande-t-il. J'aimerais te parler.

Adam, étonné, s'enferme dans la salle de bains.

– C'est bon. Je t'écoute.

Thomas a laissé ses enfants dans l'utilitaire, mais baisse quand même d'un ton.

– Il s'est passé ce qu'il s'est passé, mais mes enfants, ce sont juste des gosses, ok ?

Silence, puis :

– Mais qu'est-ce que tu t'imagines ?

– C'est pas toi, précise Thomas. Je préfère juste que tu préviennes tes potes que...

– Si j'avais besoin de les prévenir d'un truc pareil, ce ne serait pas mes potes comme tu dis, l'interrompt Adam. Arrête de raconter des bêtises et monte.

Il raccroche aussitôt et Thomas soupire.

– Allez, les monstres, dit-il en ouvrant la porte. On est arrivés.

Il monte les deux étages, une main posée sur l'épaule de son fils. Sa fille les devance, d'abord très sûre d'elle, puis intimidée quand elle entend les voix et les éclats de rire qui s'échappent par la porte entrouverte. Thomas frappe, entre et découvre Adam, Malika et Thibault au milieu d'un salon entièrement vide. Il n'a même pas le temps de dire bonjour qu'un large sourire illumine le visage de Malika.

– Ce sont tes enfants ? Pas possible, ils sont incroyablement adorables !

Thomas ignore la pique derrière le compliment pour regarder Adam, qui lui sourit. Il avait raison, songe-t-il. Il a toujours raison.

– Comment tu t'appelles ? demande Malika en se penchant d'abord vers son fils.

Parce qu'il ne la regardait pas, l'enfant n'a pas réussi à suivre le mouvement de ses lèvres et lève vers son père un regard interrogateur.

– Il s'appelle Louis, répond Thomas en même temps qu'il signe. Il est sourd.

Malika et Thibault sont surpris, mais ce n'est rien à côté d'Adam. Il regarde le gosse sans parvenir à y croire. La copie crachée de son père. Mêmes yeux bleus, mêmes cheveux blonds, même sourire charmeur. C'est bête à dire, mais Adam est vexé que Thomas ne lui ait jamais dit que son fils était sourd. Ça lui paraît important, il aurait aimé qu'il lui partage cette information. C'est normal, essaie-t-il de se raisonner. Il ne doit pas avoir envie que ce soit la première chose que les gens sachent de lui. Mais justement, Adam n'a pas l'impression d'être "les gens". Après tout ce qu'il s'est passé, il pensait être un peu plus.

– Moi, c'est Apolline, dit la petite fille. Et je suis pas sourde.

Son intervention détend un peu l'atmosphère. Adam a plus de mal à reconnaître les traits de Thomas sur son petit visage aux joues pleines. Cheveux bouclés, adorable nez en trompette, elle ressemble peut-être davantage à sa mère. Elle attrape la main que Malika lui tend pour ne plus la lâcher. Adam aimerait approcher, dire quelque chose de gentil, mais il reste planté là. Les surprises qu'il a préparées pour les enfants pendouillent bêtement au bout de son bras : deux pochettes avec coloriages, cartes à gratter et bonbons. C'est Thibault qui s'avance, s'accroupit devant Louis et se met à signer.

– Bonjour, je m'appelle Thibault, dit-il en même temps.

Louis, visiblement ravi, se met à signer à toute allure et Thibault éclate de rire.

– Attends, je ne suis pas si rapide, dit-il.

Ses signes sont plus lents et moins affirmés que ceux de l'enfant, mais il s'en tire bien. Adam se rappelle que son cabinet d'avocats a accueilli un apprenti juriste sourd-muet et que son ami a pris des cours de langue des signes à cette occasion. Enfin, il parvient à faire un pas, puis un autre et à tendre les pochettes surprises avec un sourire qu'il n'espère pas trop crispé.

– Tu sais parler aux gosses, toi, dit Thomas en regardant ses enfants sauter de joie et déballer leurs cadeaux.

Pour une fois, Adam ne trouve rien à répondre. Lui, qui se fond avec aisance dans n'importe quelle assemblée d'hommes d'affaires, se découvre bizarrement guindé face à Louis et Apolline.

– Ça va ? demande Thomas.

Adam relève les yeux. Ses amis sont partis faire du café dans la cuisine et les enfants, assis par terre, ont attaqué leurs bonbons. Il répond que oui et la suite lui échappe.

– Tu ne m'avais pas dit que ton fils était sourd.

– J'ai pas eu l'occasion de t'en parler, vu que tu me posais aucune question. Même leurs prénoms, tu me les as jamais demandés.

Adam se sent encore plus bête.

– C'est pas que je voulais te le cacher, ajoute Thomas. C'est juste que je voulais pas t'embêter avec ma vie.

– Tu ne m'aurais pas embêté, murmure Adam.

Malika revient, une tasse de café à la main. Elle l'offre à Thomas.

– Cyanure ? demande-t-il en souriant.

– Pas avant que tu aies porté le canapé, assure Malika.

Ça fait rire Adam et il se sent soudain beaucoup mieux.

Une petite histoire de vengeanceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant