Adam passe la soirée à lire - un peu - et à chasser Thomas de ses pensées - beaucoup. Après une bonne nuit de sommeil, il se réveille dans une forme olympique et va courir une heure le long du canal. Son corps supporte l'effort sans souffrir. De retour chez lui, il s'étire soigneusement, prend une longue douche et renonce à son traditionnel costume pour enfiler la tenue de sport blanche offerte par STL : un short et un maillot floqué à son nom.
À huit heures, Thomas gare la voiture de service au pied de son immeuble. La première chose qu'Adam remarque, c'est le tatouage qui dépasse de son maillot et s'arrête au-dessus du coude. Surpris, il fouille sa mémoire à la recherche d'un souvenir où il aurait vu Thomas en manches courtes et conclut que ce n'est jamais arrivé. Même pour le déménagement d'Eve, il portait un haut qu'il avait retroussé sur ses avant-bras.
– Je ne savais pas que tu étais tatoué, dit Adam en s'asseyant sur le siège passager.
– T'as encore rien vu, réplique Thomas avec un clin d'œil.
Trop troublé pour répondre, Adam fait semblant de consulter son téléphone. Putain, songe-t-il. Je me comporte comme un ado inexpérimenté. Il risque un regard vers le bras droit de Thomas. Du noir, plusieurs nuances de bleu, quelques tâches de rouge. Des lignes géométriques qui soudain s'estompent ou se brisent autour de fines branches parsemées de fleurs au graphisme travaillé.
– Tu aimes ça ? demande Thomas.
– Quoi ?
– Les tatouages.
Adam essaie de remettre son cerveau en marche.
– Dans la plupart des cas, non.
– Dans la plupart des cas, hein ? relève Thomas.
Pour échapper à son sourire, à la fossette qui creuse sa joue, au grain de beauté si près de l'oreille, Adam regarde droit devant lui. Les quelques centimètres de peau tatouée continuent de l'obnubiler.
***
Pour sa journée de team building, STL a fait appel à une entreprise d'événementiel et privatisé un complexe sportif. Les salariés des sites de Lille et Montpellier sont partis la veille au soir en bus pour arriver frais et dispos. Tout le monde a revêtu un maillot de sport floqué à son nom et dont la couleur détermine l'équipe. Thomas, en bleu foncé, repère ses collègues et paraît soulagé. Ils arborent la même couleur que lui.
– Lacourt a été cool, dit-il.
– Comment ça ? demande Adam.
– Il m'a mis avec les collègues de la prod. J'avais peur qu'il m'isole.
– Tant mieux. J'aurais moins de scrupules à te mettre quelques buts.
– C'est ce qu'on va voir, réplique Thomas.
Sur ces bonnes paroles, ils se séparent, l'un rejoignant l'équipe de la direction et l'autre, l'équipe de la production.
***
Lacourt n'a pas lésiné sur les moyens. Le petit déjeuner d'accueil est dantesque. Sous les barnums, des tables élégamment dressées débordent de viennoiseries, cakes et gâteaux en tout genre, de fruits frais et de jus pressés. Un traiteur assure le service et deux stands proposent des préparations à la minute : crêpes et gaufres d'un côté et bacon et œufs brouillés de l'autre. Adam déjeune avec Jérôme, le DRH et la responsable financière, qui portent eux aussi le maillot blanc. Des cadres hauts placés des sites de Lille et Montpellier complètent leur équipe.
Fidèle à lui-même, Lacourt se perd dans un discours trop long qui se veut motivant et enthousiasmant, mais qui est surtout ennuyant. Les salariés applaudissent mollement à l'idée de faire de la performance une règle de vie, dans le sport comme chez STL. C'est un soulagement quand il se tait enfin. La matinée réserve de bonnes surprises : des coachs sportifs proposent une vingtaine d'ateliers sur lesquels chacun participe selon ses préférences. En compagnie de Jérôme et des responsables de site, Adam s'essaie au tir à l'arc et suit une initiation au slackline au cours de laquelle il fait preuve d'un certain sens de l'équilibre.
En retournant sous le barnum se chercher un Perrier, il fouille la foule du regard. Lacourt joue à la pétanque, le DRH regarde un match d'ultimate et Hana a enfilé des gants de boxe, visiblement prête à en découdre. De Thomas, aucune trace. Les couleurs des maillots se mélangent, la plupart des équipes se sont disloquées et Adam commence à se demander s'il n'a pas la berlue quand il croise deux ouvriers de la production avec qui Thomas déjeune régulièrement. Leur air contrarié lui met la puce à l'oreille. Un peu à l'écart, il téléphone à Thomas.
– Où es-tu ? demande-t-il aussitôt qu'il décroche.
– À l'usine, répond Thomas d'une voix d'outre tombe. Il y a eu une fuite, cette nuit. Lacourt veut que je répare ça.
La mâchoire d'Adam se contracte. Il aurait dû voir le coup venir. La semaine dernière, Lacourt a chargé Thomas d'entretenir les espaces verts. À travers la fenêtre de son bureau, Adam l'a vu, réduit à tondre la pelouse et arracher les mauvaises herbes. La semaine d'avant, ce sont les toitures qu'il a dû démousser.
– Reviens, dit Adam.
– J'ai pas fini...
– On s'en fout.
– Je veux pas de problème avec Lacourt.
– Je m'en occupe.
– Adam...
– Je t'attends pour le déjeuner. Ne traîne pas, je veux que tu sois en forme pour le match.
Il raccroche et fouille le complexe jusqu'à trouver Jérôme, qu'il arrache à son atelier de tennis de table.
– Votre père a encore fait des siennes.
Jérôme l'écoute sans rien dire, puis voit rouge.
– Je ne devrais pas vous dire ça, mais mon père se comporte comme le dernier des imbéciles.
– Je ne devrais pas vous dire ça, mais je suis d'accord.
Ils échangent un sourire de connivence et Adam comprend qu'ils savent tous les deux que sa décision est déjà prise, que STL n'intégrera pas le groupe, que les dix-huit millions d'investissement vont tomber à l'eau. C'est étrange, parce qu'Adam n'en a parlé à personne, pas même à M. Burnett. Il ne veut pas donner l'impression de se précipiter et de bâcler son audit. Les sites de Lille et de Montpellier attendent encore sa visite, il n'a pas étudié toutes les potentialités du marché et, même si c'est inavouable, il n'a pas du tout envie d'écourter sa mission. À cause de Thomas, songe Adam, qui peut mentir à tout le monde, mais pas à lui-même. Je suis grave en train de déconner.
– Un match de tennis, ça vous tente ? propose Jérôme, comme pour lui changer les idées. Katia et Amine cherchent des adversaires.
Adam accepte. En passant devant l'atelier de pétanque que Lacourt n'a pas quitté, Jérôme glisse quelques mots bien sentis à l'oreille de son père et la participation de Thomas à la journée de team building n'est plus un souci.
***
Pour le déjeuner, le traiteur s'est surpassé. Les verrines fleurissent sur les tables, entre les petits fours et les canapés colorés. Des cuisiniers font griller des brochettes de gambas à la noix de coco, de poulet à l'ananas et même de tofu fumé à la mangue, qu'ils servent avec tout un tas d'accompagnements. Adam fait la queue à l'un des stands quand une main frôle son bras.
– Je commence à en avoir marre de te dire merci, souffle Thomas à son oreille.
– Tu te débrouilles souvent pour ne pas le dire, réplique Adam.
La main le frôle encore, au niveau du coude, et il frissonne en entendant Thomas murmurer :
– Merci, Adam. Vraiment.
Pendant tout le repas, Adam se rejoue la scène. Du coin de l'œil, il observe Thomas, qui déjeune avec les collègues de la production, pendant que Jérôme tente de retenir son attention.
– Monsieur Bathily ? Est-ce que vous savez à quel tournoi vous participerez ?
– Football, répond Adam sans hésiter.
Et, dès que les listes sont affichées, il inscrit son nom en haut de la feuille, suivi de près par Thomas et ses collègues.
– Bonne chance, lui lance l'un d'eux en prenant le stylo qu'il lui tend.
– Bonne chance à vous, répond-il avec le sourire. Vous en aurez besoin.
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Prochain chapitre samedi 👌
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Une petite histoire de vengeance
RomanceLa vie sourit à Adam. Après de brillantes études, il a grimpé les échelons d'une grosse société cotée en bourse. Directeur stratégique respecté et écouté, il fait la pluie et le beau temps autour de lui. Thomas est moins chanceux. L'entreprise qu'il...