« L'animosité c'est comme la sympathie ; ça se communique sans s'expliquer »
Nous finîmes par retrouver le car vers sept heures du matin, et par chance Nathan et Leïla dormaient encore bien sagement à l'étage. Eliot monta s'en assurer.
– À partir de maintenant, plus un mot compris ? Souffla-t-il.
– Oui. Ne t'inquiète pas.
Il s'allongea dans sa couchette respective et entreprit de ter-miner sa nuit. J'aurais aimé en faire autant, mais j'étais en pleine forme même en ayant dormi seulement trois maigres heures. Ce décalage était-il dû lui aussi à ma transformation ? J'en parlerais à Eliot le moment venu.
– À quand la prochaine session ? demandai-je.
– Demain, mêmes horaires.
Soudain, des voix se firent entendre à l'étage. Je reconnus le pas de Nathan, qui se dirigeait dangereusement vers l'escalier. Je me précipitai alors dans ma chambre et m'y enfermai. Il fallait absolument que je me change – hors de question que mon petit-ami voit mes vêtements pleins de sang et de terre, et que je cherche un moyen de lui présenter mes mandibules sans éveiller de soupçons... et puis, pour ne rien arranger, il y avait cette entaille sanguinolente qui me barrait le visage. Comment allais-je me justifier ? On frappa à la porte.
– Tom ? Tu es réveillé ?
– J'arrive tout de suite ! Dis-je en enfilant un haut aléatoire le plus vite possible.
J'ouvris timidement la porte. Même en usant de tout le pou-voir de persuasion que je possédais, même en montant les plans plus élaborés les uns que les autres, le convaincre promettait d'être tâche ardue. Alors autant improviser.
Comme je l'avais prévu, en me voyant arriver Nathan devint blanc comme linge. Il se précipita vers moi et effleura mes mandibules d'une main tremblante, mais c'est ma blessure qui semblait la plus préoccupante à ses yeux.
– Que... Qu'est-ce que... Tu vas bien ? bégaya-t-il.
– Ça a continué, soufflai-je. Enfin, je veux dire, ma métamorphose. La nuit dernière.
– J'avais compris. Mais cette cicatrice, comment...
– Une lame de rasoir. J'étais en train de me raser quand mes mandibules sont sorties et là, la lame m'a échappée... et la suite tu la connais.
Nathan fronça les sourcils. Il fallait bien avouer que c'était vraiment la pire excuse du monde. J'avais sorti ça comme ça, sans vraiment réfléchir, et j'en payais les conséquences.
– Donc tu t'es fait ça tout seul ? (J'acquiesçai d'un mouvement de tête un peu trop ample à mon goût) Au moins tu n'as plus de soucis à te faire niveau pilosité.
Il haussa les épaules et retourna vaquer à ses occupations. Honnêtement, j'étais aussi surpris que rassuré que ma réponse ait tenu la route. Je poussai un soupir de soulagement en le voyant s'éloigner, et attendis patiemment l'arrivée de Leïla qui n'hésiterai pas à faire son devoir de médecin dans les règles de l'art. Je me surpris à jeter un œil à la météo, qui était passée d'un soleil éclatant et une chaleur éreintante à un temps gris et orageux. Pourtant on m'avait dit que le mois de décembre serait plus chaud qu'au Danemark. Je ne m'étais pas rendu compte de la fraîcheur de l'air environnant durant les heures passées dans la forêt, trop occupé pour y penser, mais le froid avait pris place dans le véhicule et j'allais geler sur place si je ne me couvrais pas rapidement. Je montai donc à l'étage en quête d'un vêtement ou d'une quelconque couverture dans laquelle me blottir, en attendant de retrouver un climat plus typique du pays, parce que je n'avais vraiment pas l'impression d'être en Amérique. Dans la cage d'escalier je croisai Leïla, qui me bloqua la route et me força à accepter ses soins. J'opinai de la tête. Ma blessure n'était pas douloureuse, mais elle le devint très vite quand la harpie eut la bonne idée d'y appuyer une compresse. Je me mordillai la lèvre inférieur en faisant tout pour ne pas hurler. Au fond, Eliot avait eu raison de me blesser. Qui sait ce que je serais devenu sinon ? Je préférai ne pas y penser, et focalisai mon regard sur le mouvement de va-et-vient du coton de la médecin. Cette dernière m'intriguait. Je ne me souvenais pas de ses yeux verts émeraude, qui, pour moi, avaient toujours été d'un triste bleu ciel. Je n'avais pas non plus le souvenir d'avoir déjà vu ces taches de rousseur qui piquetaient ses joues, comme si je les avaient simplement rêvées. Ses gestes légers, précis et son dévouement à l'égard des autres justifiaient amplement son poste de cheffe de pôle de son hôpital. Finalement, elle replia sa trousse de secours et, en rangeant ses compresses, me conseilla de me reposer. Facile à dire, mais pas à faire. Je longeai la rangée de couchettes vers l'avant du car, où je dénichai une pile de vêtements chaud dont je me vêtis sans attendre. Mais, alors que je faisais demi-tour pour rejoindre le rez-de-chaussé, Nathan sortit des escaliers. Ses yeux me lançaient des éclairs.
– Il faut qu'on parle, lâcha-t-il d'un aplomb que je ne lui connaissais pas.
– Oui, je peux faire quelque chose pour toi ?
– Je veux savoir ce qu'il t'arrive, Tom. Tu caches quelque chose. Quelque chose dont je n'ai pas connaissance.
Aïe. Il fallait bien qu'il se questionne un jour ou l'autre sur la véracité de mes paroles. Ça aurait été trop simple sinon. Mais continuons à jouer la carte de l'innocence.
– Je ne cache rien du tout, qu'est-ce qui te fait dire ça ?
– Tu ne te rases jamais !
– Je n'ai pas de secret et tu le sais. Et même si quelque chose n'allait pas, tu serais le premier informé.
– Ne me prends pas pour un imbécile ! Je m'inquiète réelle-ment pour toi.
Sa colère s'était changée en une forme pitié, mais je ne voulais pas de cette dernière. Je n'étais plus le même à présent, j'étais une version améliorée de moi, mieux. Lui et sa bonté de cœur pouvaient aller se faire voir.
– Alors fais-moi un peu confiance pour une fois. Je ne suis plus un gamin. Tu n'as plus à me protéger.
Il fallait que je sorte. Je pouvais sentir la rage bouillir en moi, dirigée vers Nathan, qui ne lâcherait pas l'affaire de si tôt, et vers Eliot, le seul véritable coupable dans cette histoire. Si je ne l'avais pas écouté, si j'avais tout avoué, mon ami aurait sans doute pu nous aider, et Leïla de même. Alors pourquoi m'entêtais-je à ce point à lui mentir ? Je le doublai sans même lui jeter un regard, direction n'importe quel endroit sauf ici. On me retint par la main.
– Pourquoi ? Murmura Nathan, implorant. Pourquoi ne veux-tu pas me parler ? Pourquoi es-tu si...
– PARCE QUE JE SUIS UN PUTAIN DE MUTANT ! Voilà pourquoi !
Il y eut un long silence. Sur le coup, je n'avais pas réalisé que je criais.
– J'ai besoin... d'être seul un instant.
Nathan n'ajouta rien. Il était comme pétrifié, figé sur place.
J'avais obtenu ma réponse finalement. C'était moi, le fautif dans l'histoire. Le seul et unique coupable. Je me sentais si lâche à présent. Si Nathan se posait ces questions, c'est parce que je n'avais pas eu le courage de me confier à lui. Nous étions dans la même situation qu'il y a trois semaines, lorsqu'il avait découvert ma nouvelle apparence. Le même temps morne et terne. J'éprouvais une honte similaire, mais cette fois-ci mon secret n'était pas visible. Je prévoyais de tout lui raconter le lendemain. L'idée de perdre la seule personne sur laquelle je pouvais compter m'était insupportable.
Je passai la porte de ma cage, et entrai.
Comment pourrai-je à nouveau me regarder dans le miroir, moi, la créature mi humaine mi araignée, le monstre qui n'avait même pas le cran de se confier à la personne qui comptait le plus à ses yeux, moi qui rejetais l'aide qu'elle pouvait m'apporter. Et tout ça pour quoi ? Pour satisfaire les attentes d'un inconnu qui n'a fait qu'attiser ma peur et mes doutes, embraser mon esprit, changer mes relations en un vulgaire tas de cendres ? Je n'étais qu'un abruti égoïste, aveuglé par les belles paroles d'un étranger à l'égo surdimensionné.
Je passai le restant de la journée dans ma toile, sous une montagne de couvertures. Mais à présent le seul froid qui persistait était celui qui s'était immiscé entre mon petit-ami et moi.