Le phare
– Eliot !
Je me précipitai vers l'hybride, en panique.
– Eliot...
Il était là, couché dans la maigre couche de neige qui avait recouvert notre emplacement, aussi silencieux qu'un mort. Je m'accroupis à côté de lui, ne sachant ni quoi faire ni que dire devant cet être inanimé. Eliot ? Décédé ? Non, c'était impossible ! Pas comme ça, pas maintenant ! Je remarquai alors que son cœur battait toujours, faiblement, certes, mais au moins cela m'assura que la chose que j'avais pris dans mes bras n'était pas un cadavre. Il était en vie, mais ne respirait pas. Un médecin. Il nous fallait un médecin. Devais-je lui adresser les premiers secours ? Tom, reprends-toi ! Mais je ne savais même pas comment faire. C'était d'abord le bouche-à-bouche ou le massage cardiaque ? Tant pis.
Je me penchai au dessus du visage de l'hybride, déposai maladroitement mes lèvres sur son museau et expulsai le maximum d'air de mes poumons aux siens. Si je pouvais ne serait-ce que lui insuffler un tout petit peu de mon énergie...
Tout à coup, ses yeux s'ouvrirent, ses poumons s'enflèrent et il expectora le mucus qui avait dû lui boucher les bronches.
– Eliot ! Tu vas bien ! m'exclamai-je, n'ayant jamais été si heureux de revoir sa face froide et sans âme.
– Tu ne te débarrasseras pas de moi comme ça, murmurèrent ses pensées. Je...
Son corps se releva soudainement et, les dents serrées, il se plia en deux sous l'effet de la douleur. Pourquoi ? Quelle sorte de tourment pouvait donc le mettre dans cet état ? Mais je réalisai que je connaissais déjà la réponse. Un craquement se fit entendre, et je ne mis pas longtemps à saisir que cela provenait de son pantalon, qui s'élargit tant qu'il n'en resta bientôt que des lambeaux de tissus informes. Les jambes de l'hybride rétrécirent et s'aplatirent, tandis que sa queue s'allongeait en une imposante nageoire disproportionnée, brassant l'air au rythme des cris silencieux d'Eliot.
La voilà la cause : l' hybridation. Elle était la seule responsable. On avait beau tout faire pour la contenir, l'éloigner, la faire disparaître, elle se frayait toujours un passage au travers de nos corps, brouillait nos esprits, et c'est par un tour de force des plus cruels qu'elle nous poussait à abandonner toute forme de résistance. Nous ne pouvions rien faire dans ce cas. Contraints d'accepter la situation en espérant que ce serait la dernière fois que cela se produirait. Même Eliot, ce mur inébranlable et indestructible que rien ne pouvait atteindre, cette force de la nature aux décisions inflexibles avait failli devant la toute-puissance de ces nouvelles lois universelles auxquelles personne n'était préparé. Comment jouer à un jeu si l'on n'en connaît même pas les règles ? Quand la partie est-elle censée se terminer ? Qui sera le vainqueur ?
Je soulevai doucement l'hybride, le couvris avec mon sweat et courus vers le bus. Très vite, l'air environnant se rafraîchit et je fus pris dans un nuage de flocons qui perturba mon champ de vision. Mais hors de question de s'arrêter là. Si je ne pouvais plus compter sur ma vue, alors ce serait grâce à mes autres sens que je m'en sortirais. Pour ne rien arranger, avec cette nouvelle mutation Eliot faisait dorénavant le poids d'un âne mort. « Ce jeu se joue en solo » m'avait-il dit lors de notre premier entraînement. Alors quoi, j'aurais dû le laisser là, seul, par un temps pareil ? Jamais je n'aurais cru dire ça un jour, mais sur ce coup-ci il avait eu tort : on est tous dans le même bateau, qu'il le veuille ou non, et ce n'est qu'en se serrant les coudes que l'on parviendra à triompher.
Une violente bourrasque me fit tituber, si bien que je fus à deux doigts de m'écrouler en entraînant Eliot dans ma chute. Je perdis alors tout repère, et, chancelant comme une brindille au milieu de la tempête, m'efforçai de maintenir un cap imaginaire que j'avais créé à partir de mes souvenirs du chemin à l'aller. Mes pattes cotonneuses n'eurent bientôt plus la force suffisante pour nous soutenir, mais je savais que si je lâchais prise ne serait-ce qu'une seconde je ne pourrais sans doute pas me relever. Où était donc passé le car ? Plusieurs fois je voulus crier, appeler à l'aide, mais ma voix était directement étouffée par les rafales floconneuses. Mes bras me faisaient souffrir le martyr. J'avais l'impression que mes épaules se déchiraient et que bientôt mes membres allaient se dissocier de mon corps. Alors voilà la conclusion finale, mourir congelés sur place après une amère lente agonie ?
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