Réprimandes
Enfin au dehors, l'obscurité et le vent furent pour moi une véritable délivrance. Mes pattes marchèrent d'elles-mêmes, bientôt rejointes par mes mains, et je savourai cette façon de me déplacer que je n'avais jamais osé expérimenter auparavant. Bientôt j'accélérai, me mis a courir, sautai avec légèreté de toit en toit, dans une ivresse telle que je ne prêtais plus attention à rien. Tout cet espace vide, au dessus des querelles et des propos des humains, et rien que pour moi ! Plus de frontière, plus personne pour me dire quoi faire ou comment me comporter, un endroit où je pouvais m'épanouir, où je pouvais être moi, sans limites ni règles. La nuit était emplie d'électricité ; je pouvais ressentir cette énergie se propager dans chaque parcelle de mon corps, cette étincelle qui me poussait sans cesse à aller de l'avant avec une agilité et une aisance que je ne me connaissais pas. Je ne voulais pas m'arrêter, continuer jusqu'au bout de l'horizon, jouir de cette liberté qui était mienne.
Or, l'odeur du car me ramena à la raison et, glissant le long d'un fil de soie dans un coin à l'abri des regards, je me retrouvai devant un arrêt de bus qui me parut étrangement familier. J'étais sûr de l'avoir déjà vu quelque part, mais où ? Je perçus alors des pas que je reconnaîtrais entre mille. Quand je tournai la tête ce ne fut pas deux, mais trois personnes qui se distinguèrent dans la pénombre. L'une d'elles, la seule au parfum étranger, se dégagea du groupe, accourut vers moi, et bondit dans mes bras avec enthousiasme. Nathan ? Non, ce garçon était plus petit, maigre comme un clou, vêtu d'un sweat noir visiblement trop grand pour lui et le visage caché par sa capuche. Était-ce lui, le dernier hybride ? J'eus la réponse à cette question en voyant son abdomen, semblable au mien mais de taille réduite et d'une magnifique couleur brun-orangé, dépasser du bas de son dos. À part ça, rien d'autre ne pouvait faire croire qu'il n'était pas humain.
Il resserra soudainement son étreinte. Je ne comprenais vraiment pas : nous ne nous étions jamais rencontrés, jamais vus auparavant, mais pourtant il paraissait si heureux de me voir que cela en devenait suspect. Étais-ce un de mes amis passés, un ami que j'aurais oublié au fil de mon amnésie ? Ne sachant pas trop quoi faire, je passai à mon tour mes mains autour des épaules du jeune homme.
– Tom ?! fit Nathan, surpris de me voir. Qu'est-ce que tu fais là ?! Je t'avais dit de rester dans le bus !
Je baissai les yeux. Il soupira, vexé.
– Je crois qu'on va avoir une petite discussion toi et moi.
Leïla vint mettre un terme à cette ambiance étouffante instaurée entre moi et mon petit-ami.
– Il s'appelle Alexandre, précisa-t-elle en désignant l'hybride.
Ce dernier releva la tête vers moi, le menton collé à ma poitrine, et devint rouge comme une tomate en croisant mon regard. Il se dégagea tout de suite, non pas par peur mais par honte de m'avoir abordé de cette façon.
– Pa-...Pardon je suis désolé.
J'aurais voulu lui dire que ce n'était pas grave, que cela ne me dérangeait pas et que j'étais ravi de le rencontrer, mais je n'arrivais pas à trouver les mots. À la place, nous l'invitâmes au chaud, à l'intérieur de notre véhicule.
Une fois arrivé, Alexandre ôta sa capuche et admira notre logis ambulant, tandis que moi c'était lui que j'admirais. De ses cheveux roux flamboyants dépassaient une paire d'antennes noires, fouettant l'air comme je pouvais le faire avec mes mandibules. Ses joues avaient une teinte orangée qui s'alliait en dégradé avec sa peau beige, le tout couronné par deux yeux verts émeraude scintillant d'extase comme ceux d'un enfant devant un rayon de jouets. Il se rendit à l'étage pour continuer sa visite, accompagné de Leïla. Nathan et moi allâmes donc à la rencontre d'Ivy, postée à l'arrière du bus. Elle avait dû voir le mot que j'avais laissé, car elle paraissait rassurée mais également coupable de m'avoir laissé m'enfuir, sans doute.
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