Je m'en souviens. Je m'en souviens comme si c'était hier. Chaque détail est gravé dans ma mémoire, et quand je me laisse aller aux souvenirs - maintenant, par exemple - ils défilent comme la bande d'un vieux film. Ces souvenirs sont hachurés, un peu flous à certains endroits et parfois sans le son, mais je me souviens malgré tout. Je sais. Je sais tout.
- On était sorties pour se faire une soirée entre filles. Une ou deux fois par mois, maman insistait pour qu'on passe du temps ensemble et on allait au restau ou au cinéma, ou faire du shopping. C'était le moment où on rattrapait le temps perdu. On parlait des garçons, de musique, de fringues. De tout.
- On dirait que vous étiez proches.
- Oui. (Un petit sourire se dessine sur ses lèvres.) C'était ma meilleure amie.
- Parle-moi d'elle.
- Tout le monde dit que je lui ressemble, mais moi je ne trouve pas. Ma mère était très belle. Bien sûr, on avait les mêmes cheveux et les mêmes yeux verts, mais elle avait cette bonté intérieure qui irradiait d'elle. Elle était toujours heureuse et souriante, toujours prête à donner un coup de main. Elle travaillait dans un centre d'animation du coin, avec des jeunes toxicos ou sans-abris. Des fois, quand je l'accompagnais le week-end pour faire du bénévolat, je les entendais dire combien elle était formidable. Elle illuminait toujours leur journée. Tout le monde l'aimait.
» Mais cette nuit-là...
Ce soir-là, c'était moi qui avais choisi d'aller au cinéma.
- Viens, on va acheter de la barbe à papa, a proposé maman en repérant un vendeur de l'autre côté de la rue.
- C'est stupide, maman. Il est onze heures ! Papa va nous attendre.
- Oh allez, Maddie, fais pas ta rabat-joie. (Elle a garé la voiture en face du vendeur.) Ça ne prendra que deux minutes. Promis.J'ai soupiré.
- D'accord, mais c'est n'importe quoi.
Elle a ouvert la porte en me jetant un regard par-dessus son épaule, son léger parfum floral semblant s'accentuer dans l'excitation. Elle m'a souri en écarquillant les yeux avec malice, comme un enfant. Je n'ai pu m'empêcher de lui rendre son sourire - ses sourires étaient du genre contagieux. Je l'ai regardée s'éloigner de la voiture et fouiller dans son sac pour trouver de la monnaie tout en approchant du marchand ambulant.
Des détonations ont retenti à un pâté de maisons environ. Des feux d'artifice !
J'ai abaissé ma fenêtre et sorti la tête - et c'est là que j'ai entendu le cri. Quelqu'un poussait des cris à n'en plus finir. Les détonations se sont rapprochées et j'ai entendu des crissements de pneus...
Bang.
Elle a commencé à s'effondrer. J'ai hurlé.
Une voiture est passée en trombe et mon esprit a enfin analysé la nature des détonations: c'étaient des coups de feu.
J'ai rampé sur le siège pour atteindre la portière côté conducteur.
- Maman ! Maman ! Non, maman !
J'ai ouvert la porte et je suis tombée de la voiture. Une odeur de poudre et de fumée m'a envahi les narines, et un épais nuage m'a enveloppée.
Une foule s'est amassée et je me suis frayé un chemin à travers en repoussant les gens, en criant son nom, en voulant m'assurer qu'elle n'avait rien, qu'il fallait qu'elle n'ait rien. Maman ne pouvait pas me laisser parce qu'elle devait rester à mes côtés, pour toujours.
Toujours toujours toujours.
Justin tend le bras pour retirer mes mains que j'ai plaquées sur mes oreilles, et me ramener à la réalité.
J'entends encore les coups de feu résonner dans mes oreilles. J'entends encore les cris qui couvrent les bruits nocturnes de la ville. Je sens encore l'adrénaline qui se répand dans mon corps, la peur quand je comprends. C'est encore totalement réel.