2 - Margaux

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Je regrette amèrement d'avoir accepté de venir manger avec elle, ici. Ce quartier mal fréquenté, au sens onirique, me donne horriblement la chair de poule. Je n'aime pas l'idée et n'ai aucune envie de me retrouver entourée de SDF, et encore moins me retrouver à la même table qu'eux pour partager un repas. Puis, mes hauts talons me font tant un mal de chien que je me retiens de me déchausser pour continuer mon chemin pieds nus. Une bonne combinaison d'excuses pour tout simplement ne pas m'y rendre, mais depuis mon retour des États-Unis, à part à ma fête d'anniversaire à laquelle nous avions passé un peu de temps ensemble, nous n'avons eu de moment pour se voir et jaboter de nos petits cancans. J'enchaîne les séances de maquillage, et elle, ses actions auprès des défavorisés.

— Oh et puis merde ! grogné-je.

Je tire sur les pointes de mes escarpins et les tiens dans chacune des mains, avant de reprendre mon chemin. Paris a gardé sa nuance de gris dégradant et ses températures à conserver au frais, des macchabées. Le temps est noir et la pluie manque de tomber.

Il y a cinq ans, j'ai eu la rare chance comme il ne s'en présente pratiquement jamais aucune dans votre vie, d'obtenir un contrat pour aller travailler en Amérique afin d'exercer ma passion : maquilleuse professionnelle. Un métier qui m'a toujours transporté. J'adore transformer les gens et simuler leurs états d'âme à travers mes performances, en l'occurrence pendant les séances photos.

Ma meilleure amie Allyson — ou petit oiseau de par son surnom — a perdu ses parents peu de temps après mon départ, alors que je venais de quitter la France. Elle avait 20 ans, et s'est retrouvée seule face aux innombrables dettes accumulées par son père, qu'elle a dû tirer la révérence à ses rêves pour chercher rapidement un travail, afin de pouvoir se loger au moment où l'expulsion venait d'être prononcée. Lorsqu'au téléphone, en pleine nuit, elle m'avait annoncé la mauvaise nouvelle, les circonstances de leur mort, et le nouveau style de vie qu'elle entreprenait — si on peut appeler ça, un mode de vie —, j'en suis tombée à la renverse sur mon canapé. J'en ai encore d'horribles frissons sur tout le corps, tant ce terrible moment me revient clairement en mémoire.

— Allô, All ? ! Qu'est-ce que tu as ? !

— Je n'ai plus rien, Margaux... J'ai perdu mon monde. Tout s'est écroulé.

— Quoi ?! Mais qu'est-ce que tu me racontes, All ?!

— Mes parents sont morts...

— Morts ?! Mais... Mais... Mais comment est-ce possible ? ! Qu'est-ce qu'il leur est arrivé ? !

— Ils ont essayé de...

Un haut-le-cœur me ramène sur Terre, lorsque je repense où les conséquences de leurs actes auraient pu la mener — droit au cimetière. Je frictionne activement mes bras pour balayer ma chair de poule en me demandant encore aujourd'hui : comment on peut démarrer si jeune dans la vie avec autant de merde dans ses bagages ? Certes, cela ne change pas du niveau de vie que menait sa famille, car ils étaient fauchés comme les blés et elle y était habituée — ou plutôt contrainte —, mais j'aurais aimé qu'elle prenne un chemin différent... Extrêmement différent de celui qu'elle a choisi, malgré nos interminables heures de discussion où j'ai tenté tant bien que mal de la mettre en garde et de lui faire changer d'idée. Mais sachez que All, ne change rarement d'avis. Pas qu'elle soit têtue, mais juste apeurée si son monde instable venait à être bousculé.

Maintenant, me voilà devant cette bâtisse à moitié en brique et à moitié délabrée, à avancer d'un pas, et à en reculer de deux. Je vérifie à nouveau l'adresse et le nom du centre sur mon portable. Non, aucune erreur, c'est bien ici. La grande plaque rouge nominative en plastique accrochée au mur, abîmée et dépeinte, me confirme bien que je suis à la Rive Gauche. Centre d'hébergement et de réinsertion sociale.

Pas sans toi... T Où les histoires vivent. Découvrez maintenant