4 - Allyson

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Nous avons pris place dans un restaurant provençal situé pratiquement au pied de la Tour Eiffel. C'est l'un des meilleurs de la capitale qui cuisine des produits régionaux. Le serveur dépose notre plat chaud face à nous avant de nous souhaiter un bon appétit et de se retirer avec discrétion.

— Je suis désolée pour la fois passée, mais je ne pouvais pas laisser cette femme avec son enfant, sans aide.

— Pas de quoi, dit-elle en mâchant. Une urgence, ça arrive... Qu'est-ce qu'il lui est arrivé ?

— Violence conjugale. Son mari allait s'en prendre encore à sa femme parce qu'elle défendait son fils qui voulait jouer à la console. Elle lui a tenu tête et ça ne lui a pas plu.

— Quoi... ?! Comment peut-on lever la main sur une femme ?! Ça me révolte ces types aussi lâches !

— Je vois toutes sortes de publics, tu sais. Comme cet homme que je t'ai présenté, l'autre jour. Jean, tu t'en souviens ?

— Oui, mais ça ne me plaît toujours pas que tu aies comme job : l'ange des SDF.

— Je suis secrétaire d'accueil et bénévole, je te signale. Moi aussi, j'avais comme toi, comme des tas de gens, tous ces a priori. J'avais peur de me faire agresser quand je passais trop près ou croisais un SDF avec une bouteille à la main. Mais quand tu vis au milieu de cette guerre contre la rue, tu les vois autrement, tu apprends à les écouter... Parfois, tu sais, il suffit que tu gardes le silence, que tu leur prêtes l'oreille, et ça, ça leur fait énormément de bien... Et moi, dis-je d'un haussement d'épaules, je me satisfais d'avoir pu trouver un job et d'avoir une meilleure situation que la leur.

Elle pique sa fourchette dans son assiette, avant de la porter à ses lèvres.

— Je n'aimerais pas être à leur place... Ni à la tienne, me fait-elle remarquer, en me pointant du doigt. Si ça m'arrive, je crois que je meurs... Je ne pourrai jamais vivre comme ça.

Elle pose son couvert, s'essuie les coins de la bouche avec sa serviette en papier, et me regarde droit dans les yeux. Je n'aime pas ce regard. Celui qui présage une mer calme avant que la déferlante vienne vous claquer en pleine face.

— Et c'est dans un monde totalement différent que je te projetai en partant aux States. Pas dans les merdes des autres alors que tu as tout un tas de papillons noirs qui te volent en permanence au-dessus de la tête.

— C'est mignon les papillons.

— All...

Pas besoin d'en dire plus. Elle ne me lâchera pas.

— Mes ennuis, ça fait cinq ans que je les gère très bien... Et dans mon boulot, je me complète. Au moins, je me dis qu'il y a plus malheureux que moi, de ce fait, je m'accommode du peu que j'ai. Tu sais, pour la plupart, l'association est leur seule famille... Et eux, la mienne.

Dans son regard, j'y lis de la stupeur, de la confusion. Comme le bruit d'une porte qui claque et nous surprend, comme deux chocs qui entrent en collision.

— C'est très sympa pour moi... bougonne-t-elle.

La bouche à moitié pleine, je l'observe. Ces cinq dernières années, j'ai traversé des choses que je ne pourrais citer. Je me suis vue marcher vers un futur que j'appréhendais, que je ne pourrais changer, mais l'inquiétude la plus palpable qui m'avait traversé, c'était notre amitié... Tout ce qui me restait, tout ce qui aurait pu se briser. J'avais peur que les années passées ne servent qu'à nous éloigner alors que l'on s'est promis de rester soudé coûte que coûte, un peu comme : pour le meilleur et pour le pire. Que nos souvenirs nous lâchent, mais c'est sans inquiétude, que dans les moments difficiles, elle a partagé ma peine même à des milliers de kilomètres.

Pas sans toi... T Où les histoires vivent. Découvrez maintenant