Chapitre 14 : Intimidation

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L'Oeil du Marin était le point de ralliement de tout bon marin qui se respectait. A peine accostaient-ils dans la baie de Lynéance qu'ils se précipitaient dans l'auberge, autant attirés par la bonne bière que par les ragots qui se propageaient aux quatre coins des Mondes. L'établissement par lui-même était spacieux, la cervoise fraîche, et la soirée se terminait généralement par des bagarres entre matelots éméchés, pour le plus grand plaisir des parieurs présents et de leur bourse.


C'était ainsi que devait se dérouler cette journée. Le destin en avait décidé tout autrement. 


Alors que les habitués commençaient à hausser le ton et que le soleil laissait place à la froideur de la soirée, une silhouette encapuchonnée fit son apparition dans l'encadrement de la porte. Sous son accoutrement, le regard de l'étranger se promena sur les murs de la pièce et ses occupants, avant de se fixer sur une table, où étaient installés trois gaillards, la barbe décorée avec la mousse de leur bière. Un silence de cathédrale régnait désormais dans l'auberge, chose inédite de mémoire d'ivrogne à l'Oeil du Marin. A mesure que la silhouette avançait sans faiblir vers les hommes attablés, des murmures s'élevèrent, cherchant des réponses à apporter quant à l'apparition de cet étrange personnage.

L'individu encapuchonné s'arrêta à quelques centimètres de la table, immobile face aux trois buveurs, visiblement trop ivres pour comprendre sa présence à leurs côtés. L'inconnu croisa ses doigts devant sa poitrine, et déclara sans plus de fioriture :

- Je dois m'entretenir avec cet homme. »

Ce faisant, l'inconnu pointa du bout de son menton l'un des trois hommes, le plus gros, et celui ayant le plus de mousse sur le visage. Celui-ci hocha avec frénésie la tête, si bien que des dépôts de mousse se mirent à voler sur la table et sur le sol de la taverne. Les deux autres marins n'osèrent pas bouger, mais la vue d'un poignard accroché à la ceinture de la silhouette les dissuada de jouer les malins. Ils déguerpirent vite, laissant l'étranger avec le marin, un peu sonné.

- Je ne vous veux aucun mal, n'ayez crainte.

- Je... je vous crois, M'dame. » déglutit l'homme avec mal.

La silhouette porta alors ses mains sur le bord de sa capuche, et, d'un mouvement arrière de la tête, s'en dégagea, dévoilant ainsi son identité à son interlocuteur et aux personnes attablées qui étaient encore assez sobres pour y voir clair. Autour d'eux, les autres clients avaient repris leurs habitudes. Les cris retentissaient et la bière coulait, et plus personne ne semblait s'intéresser à cet étranger à capuche.

- Qu'est-c'vous voulez d'moi ? »

La femme à la peau ébène s'installa sur l'un des sièges auparavant occupé par un des clients de la taverne. Elle posa les coudes sur le bois sale de la table, et plongea son regard dans celui du marin.

- J'ai entendu dire que tu avais un bateau rapide, et que tu avais une vengeance à accomplir.

- Co... comment vous savez ça ? » s'étrangla le capitaine.

Yline sourit, dévoilant deux canines proéminentes, et lécha ses lèvres rouges. Sa réponse se fit attendre quelques instants, car elle se délectait de voir la peur dégouliner du visage de ce pauvre homme.

- Il se trouve que j'ai mes sources. Si je te payais, voudrais-tu voir le bateau de Rovald au fond de l'Océan Impérial ? »

L'homme secoua vigoureusement la tête de haut en bas, la mousse ayant presque déserté sa barbe négligée. La prêtresse sortit alors une bourse de l'une des poches de sa cape, et la posa devant les yeux ébahis du buveur. Puis, elle posa sa main sur celle de l'homme de la mer, et continua à plonger ses yeux dorés dans les siens.

- Dès que tu auras décuvé, tu prendras la mer, en direction du Monde du Vent. Le navire de Rovald se trouvera sur ton chemin. Tu devras écouter toutes les instructions de mon lieutenant, est-ce clair ? »

A mesure que la femme énonçait ces mots, elle enfonçait son ongle dans la chair de la paume du capitaine, trop occupé à se perdre dans le regard d'Yline. Il ne sentait plus ressentir ni la douleur, ni le sang couler le long de sa main jusqu'à recouvrir le bois de la table. Il branla du chef, et ses yeux roulèrent dans leurs orbites tandis que la mage retirait son ongle de la peau de l'homme. Il resta cependant conscient, et il eut même la force de se lever et de se diriger, tel un automate, jusqu'à la porte de la taverne, afin de retrouver son bâtiment et son équipage. Des gouttes écarlates perlaient de sa main droite  et venait s'écraser sans bruit sur le parquet de l'auberge. Yline remit le capuchon sur sa tête, posa quelques piécettes sur le bar du tavernier et suivit sa nouvelle recrue. A l'extérieur de l'Oeil du Marin se tenaient trois ombres, qui patientaient après leur maîtresse.

Quand cette dernière fit son apparition, ils se rassemblèrent autour d'elle, sans un bruit. C'était à peine s'ils la fixaient. Yline laissa ses yeux s'habituer à l'obscurité de la nuit qui était désormais tombée, puis s'adressa à l'un des hommes :

- Gilliam, tu surveilleras notre capitaine. S'il te gène, élimine-le. »

L'homme ne fit qu'acquiescer, sans prononcer une parole. Yline s'apprêtait à partir, mais elle se ravisa et rajouta à l'intention de son lieutenant :

- Ne coule pas ce bateau. Il me faut le prince et cette fille vivants. Coûte que coûte. Souviens-t'en. »

Elle n'attendit pas que l'homme lui confirme qu'il avait assimilé les ordres, et tourna les talons, s'engouffrant seule dans la pénombre de la cité. Sa longue cape flottait dans l'air marin de Lynéance, puis elle disparut dans la brume, comme si elle n'avait jamais existé. 

La Légende du DranixOù les histoires vivent. Découvrez maintenant