Le reste du voyage aurait pu être aussi calme et paisible que le début du périple. Cependant, le Dieu en décida autrement. Peut-être savait-il déjà ce qui devait fatalement arriver. Le premier jour de leur traversée fut d'une tranquillité idyllique, si bien que Laïsa s'était demandée pourquoi elle n'avait pas cherché à découvrir bien avant le charme des voyages maritimes. Elle se laissait bercer par le ballottement du bateau, qui se mouvait au gré des vagues et du vent. Cependant, le voyage n'allait pas être de tout repos. L'équipée s'employait déjà sur le pont et dans les cales du navire. Rovald leur trouvait toujours de quoi s'occuper : il fallait hisser les voiles, ou les ranger selon la puissance du vent ; le bois du pont était souvent sale, aussi fallait-il le récurer ; les matelots étaient les plus gros mangeurs que la jeune femme n'ait jamais vu, aussi fallait-il les rassasier.
Tous s'y étaient mis, même Félicien et sa blessure encore lancinante, et Kert et son mal de mer. Chacun prenait sur lui et s'appliquait à satisfaire les ordres du capitaine. Même Grag, qui, pourtant, avait été gracieusement écarté de ces tâches ingrates, au prétexte qu'elles ne seyaient pas à un homme d'un si haut rang, avait mis la main à la patte, n'hésitant pas à se mêler, avec Jilian, à ceux que le second, Emirick, appelait les gabiers, et à se pendre au gréement, afin de vérifier la bonne solidité de la voile et des cordages. Le vertige ne semblait pas avoir d'emprise sur les deux hommes, qui restaient volontiers des heures entières perchés sur les cordes détendues du navire.
Au bout du troisième jour, chacun avait dores et déjà ses petites habitudes, et personne ne s'était attendu à ce que qu'on vienne les bouleverser. Au petit matin, Rovald s'était entretenu avec le prince et Laïsa, la confiance se lisant sur son visage comme dans un livre ouvert :
- L'Belle Marreen avance bien, j'pense qu'avec l'vent et l'Dieu avec nous, on pourra arriver à'l'Monde du Vent demain ! »
*Déjà ?* Ce fut l'unique pensée qui traversa l'esprit de Laïsa. Le mot résonnait dans sa tête, alors que Grag remerciait le capitaine pour tout ce qu'il avait fait pour eux. La Sumélienne ne put même pas hocher la tête pour participer à la conversation, tellement cette information la touchait : ce voyage en bateau avait été des plus extraordinaires, même s'il avait été de courte durée. Et elle ne voulait pas qu'il s'arrête.
Pas maintenant.
Ce fut à ce moment précis que le terrible vœu de Laïsa se réalisa.
Rien ne transparaissait sur l'eau calme et translucide de l'Océan Impérial. Sa mirifique couleur bleutée continuait d'envoûter les voyageurs, si bien qu'ils ne virent pas ce qui se profilait derrière eux. Un long corsaire, d'une longueur doublement supérieure à celle de La Belle Marreen, voguait à une vitesse impressionnante à leur rencontre. Les centaines de mètres qui séparaient les deux coques furent rattrapées en une poignée de secondes, mais il n'en fallut pas plus pour que chacun sache à quoi s'attendre.
Laïsa eut juste le temps d'apercevoir, sur le pont central de l'embarcation ennemie, des rangées d'hommes, aux visages atones, scrutant le navire de Rovald comme s'il n'était qu'un rat traversant une ruelle. Ces visages... Il semblait à la jeune femme avoir déjà vu ces expressions... Se pouvait-il qu'elle les ait suivi ? Le bateau ennemi perdit de la vitesse, pour se positionner flanc contre flanc avec La Belle Marreen. Les matelots étaient devenus aussi immobiles que le mat, les yeux rivés sur la scène qui se déroulait. Même Rovald avait perdu sa verve et son entrain habituels, et gardait les yeux plissés sur l'autre navire.
Ce fut Félicien qui sortit l'équipage de sa paralysie. Sans une grimace sur le visage, il gravit les marches qui le séparait du pont supérieur où Rovald tenait le gouvernail, et le prit par les épaules avec force, si bien que le capitaine, passif, faillit avoir les épaules déboîtées.
- Rovald, vous ne devez pas permettre à ces hommes de nous aborder. Cela serait notre perte, autant pour vous que pour nous. »
L'ancien soldat parlait vite, et Laïsa comprit ce qu'il redoutait : revoir, une fois de plus, les horreurs dont Yline était si friande. L'homme continua à secouer le capitaine, jusqu'à ce qu'il sorte une bonne fois pour toute de sa torpeur, et qu'il comprenne enfin le sens des paroles de Félicien. Sa bouche n'émit aucun son, à part quelques bredouillements, mais il branla du chef. A la vue de son capitaine totalement sonné, le second de Rovald, Emirick, prit les rênes du navire. C'était un homme assez petit et totalement blanc de peau, ce qui pouvait semblait contradictoire avec le métier qu'il exerçait. Mais Emirick avait des bras gros comme les cuisses de Laïsa, et, s'il ne parlait pas beaucoup, il n'en usait pas moins sa tête à bon escient. C'était cette qualité qui avait dû pousser Rovald à le promouvoir second, car il savait garder la tête froide en toutes circonstances. Et sa réputation ne fit que s'amplifier en cet instant.
Il prit les bouts de bois dépassant du gouvernail de deux mains fermes, et il le fit tourner d'une manière que Laïsa ne comprit pas. Mais cela ne comptait guère, désormais. Les autres marins s'étaient réanimés eux aussi, et l'agitation était à son comble sur le pont, chacun voulant faire son possible pour s'éloigner de cet ennemi. Jilian s'empara d'une des cordes pour grimper, comme un vrai professionnel, au niveau du gréement et s'assurer que la voile était bien tendue. A cet instant, il ne paraissait craindre ni l'attaque, ni le vertige, ni la peur elle-même.
Dans toute cette agitation, le premier réflexe de Laïsa fut de trouver Ewan et de le mettre en sécurité. Elle le trouva dans l'une des cales, accroupi aux côtés de Hielle, et ils furent bientôt rejoint par Kert, qui préférait rester avec le garçon, plutôt que d'être un fardeau durant l'offensive. Le jeune Ewan plongea son regard dans celui de son amie, et elle put y lire toute la détresse de l'innocence. Ses bras s'enveloppèrent d'eux-mêmes autour du torse du garçon, et elle l'enlaça avec la même tendresse qu'une mère :
- Je te promets que tout va aller pour le mieux, Ewan. » lui souffla-t-elle dans l'oreille, tout en continuant à l'étreindre.
Les bruits se faisant de plus en plus forts et violents au-dessus de leur tête, Laïsa défit ses bras et posa un baiser sur le front du garçon. Elle se releva, et darda un regard vers Kert, en lui signifiant silencieusement qu'Ewan était désormais sous sa garde. S'il lui arrivait malheur, la jeune femme ne pourrait jamais se remettre de cette perte.
Laïsa escalada deux à deux les marches qui la séparaient du pont central, où la panique était toujours aussi forte. Un soupir de soulagement sortit de sa bouche quand elle remarqua que La Belle Marreen s'était légèrement détachée de l'autre navire, mais elle espérait que cela n'était pas une ruse de la part des hommes d'Yline. La jeune femme accourut avec prudence pour se placer aux côtés de Félicien, qui dictait à Emirick qu'elle était la marche à suivre. Le capitaine, amorphe, s'était assis contre l'une des rambardes à la poupe du bateau, sans réellement comprendre ce qui se passait.
Tandis qu'elle cherchait instinctivement Grag du coin de l'oeil, des bruits de raclement se firent entendre par dessus l'éclat de la pluie sur les planches et le bourdonnement émis par les nuages gris et menaçants. En effet, sur le pont central, des marins étaient en train de placer de longs et massifs tubes de fer, qu'elle analysa de suite comme étant des canons. De petits volets en bois furent relevés dans la coque du bateau, afin de permettre aux marins artilleurs de placer leur engin et de viser correctement le navire ennemi. Au milieu de cette cohue, elle distingua la silhouette du prince héritier, qui reprenait avec fougue son rôle de chef des armées. Il n'avait pas beaucoup de canons et artilleurs sous son commandement. A peine une dizaine de canons, et moitié moins d'hommes, mais c'était un moyen offensif que l'on ne pouvait pas mettre de côté. D'autres matelots marchaient, le dos courbé, en faisant rouler sur les planches de bois de gros boulets, et les apportèrent aux artilleurs.
Le navire adverse était toujours à bonne distance. Seulement, à la vue du visage déconfit de Félicien, Laïsa comprit que cela n'allait pas les sauver, loin de là. Il avait déjà eu affaire aux hommes de la prêtresse, aussi lui faisait-elle totalement confiance. Même s'il avait succombé un jour aux paroles de cette femme. Parce que Laïsa savait qu'il serait un atout de taille, dans cet affrontement qui ne faisait que commencer.
Désormais, elle fixait les silhouettes immobiles du bateau adverse, et pria de toute son âme le Dieu pour qu'il se place de leur côté, dans la bataille qui s'annonçait.
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La Légende du Dranix
FantasiLaïsa, jeune villageoise sans histoire, se retrouve embarquée dans une quête en apparence impossible. Elle doit retrouver les joyaux des Quatre Mondes, et débarrasser son village de la terrible menace qui plane sur lui chaque siècle : le Dranix. Ma...