1. PREMIER MOUVEMENT, LARGO

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« ET DEMAIN MATIN, ta langue récitera-t-elle encore les mêmes poésies qu'à minuit ? »

Conneries.

D'un coup de crayon rageur, Alex rature ce qu'il vient de tracer. Il doit se rendre à l'évidence : il ne peut plus produire quoi que ce soit de potable. Tout ce qu'il entreprend d'écrire se transforme en un pâté de sentiments niais et affriolants.

Il chiffonne le papier de brouillon, en fait une boule qu'il jette devant lui ; elle rebondit sur le rebord de la corbeille avant de tomber à côté de l'estrade. Raté. Même viser correctement, il n'en est pas capable.

Et c'est alors qu'il rumine ces pensées ô combien gratifiantes que le professeur de philosophie postillonne sur son visage. Alex peste. Ce n'est vraiment pas son jour.

Qu'on se le dise tout de suite, il n'a jamais été du genre à se plaindre.

1) Il reste stoïque quand il découvre que Matt a seulement laissé un fond dans la dernière bouteille d'Ice Tea du frigo.

2) Il ne s'énerve pas quand Humbug choisit de faire ses griffes sur ses pages de cours ou décide que ses Converses usées sont décidément plus savoureuses que ses croquettes.

3) Il ne pique pas de crise quand ses voisins qui, pour lui faire savoir qu'ils ont une vie sociale débordante, organisent des soirées chaque jeudi à minuit pendant lesquelles s'enchaînent des chansons de house music dignes des plus grandes rave parties.

4) Et il n'émet pas une seule objection quand, après avoir demandé auxdits voisins de légèrement baisser le son craché par leurs enceintes, ces derniers lui rétorquent d'un air hautain : "Dégage serait peut-être trop gentil", accompagné d'un majeur levé.

Donc non, Alex n'est définitivement pas du type geignard. On devrait même le décorer pour son attitude plus que conciliante.

Seulement, lorsqu'il reçoit pour la troisième fois en dix minutes un postillon projeté par son professeur, vous comprendrez qu'il ne peut s'empêcher d'émettre un grognement agacé.

Avoir ce professeur est déjà terrible. C'est un vieux rabougri venu de Rotherham, qui, en plus de posséder des glandes salivaires redoutables, est horriblement stupide. Cependant, il semble persuadé que citer constamment des vers de Grecs morts depuis plus de vingt siècles le rend plus intelligent.

Avoir ce professeur pour lui enseigner la philosophie, qui est loin d'être sa matière de prédilection, est encore pire. En vérité, Alex n'en a rien à faire de ce que des drogués de l'Antiquité ont à dire sur le Désir, la Liberté, le Temps, ces grandes idées abstraites qui ne lui évoquent que des images surréalistes. L'Amour, par exemple, ne lui renvoie rien d'autre qu'une partie de laser game ; un jeu que l'on peut aussi bien gagner que perdre, des lumières flash qui rappellent les discothèques électriques. Donc non, la philosophie, ce n'est pas son truc.

Mais alors, avoir ce professeur pour lui enseigner cette matière dès la première heure de la journée, juste après avoir traversé la ville dans la neige à pieds parce que sa Mini est tombée en panne, c'est un point qu'il n'a jamais atteint. Dans le mauvais sens du terme.

Alex serre les doigts et essuie le malheureux crachat qui a atterri sur son nez du bout des doigts. Il essaye de rattraper le fil. Le professeur est en train de parler du libre arbitre. Ou peut-être bien d'un Colisée romain. Fuck, il peut bien parler d'avions en polystyrène si ça lui chante, Alex s'en fiche royalement.

Trente secondes plus tard, il n'écoute déjà plus. À la place, son esprit vogue à d'autres questions. Des questions plus importantes. À quoi se droguait-on, dans l'Antiquité  ? Aux feuilles de papyrus  ?

EUPHÉMISTEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant