16. LUNE ET L'AUTRE

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L'HISTOIRE SE répète. On vit toujours des événements similaires, si on en ignore les variations — une humeur différente, de la dentelle au lieu d'une toge, une monarchie en moins. Ça commence par ce même sommeil, qu'un même réveil vient déranger après une pléthore de métempsycoses.

L'histoire d'Alex ne fait pas exception à la règle. Il y a encore son capuccino, les gouttes d'eau sur la vitre de la cuisine, le vinyle des Beach Boys qui tourne dans le salon.

Il aurait été facile de sombrer dans une toute autre routine : celle où les paupières sont tellement lourdes qu'on ne sait même plus si on est éveillé ou endormi. Ce putain de flou, les insécurités qui reviennent ramper contre ses entrailles, les battements du cœur qui trouent le crâne. Alex s'y est arraché, tant bien que mal.

Assis sur la paillasse, il contemple les passants qui se pressent dans la rue. Qu'est-ce que c'est, déjà ? « Le soleil brillait, n'ayant pas d'alternative, sur le rien de neuf. » Mais ce n'est pas le soleil, c'est la lune, et elle ne brille pas, elle ne fait que projeter sur les murs des ombres bien coupantes.

Le spectacle ne change jamais. Tous les fantômes connaissent leur rôle sur le bout des doigts ; le promeneur du dimanche laisse pisser son clebs au pied du réverbère ; une paire de collants à paillettes couvre des jambes lascives, une promesse secrète nichée là où elles se rejoignent ; un couple improvise une valse au milieu de la rue déserte, les relents familiers du dernier verre d'alcool flottant encore autour d'eux ;  l'homme croit qu'il a meilleure posture à rester droit qu'à danser, et c'est d'un geste las qu'il attire sa compagne jusqu'à son buste.

Dans la maison d'en face, le lustre encore allumé éclaire une vieille télévision. Le propriétaire a jeté son dévolu sur Who Wants to Be a Millionaire. La candidate en est à la troisième question ; il ne lui reste déjà plus qu'un joker. Le propriétaire, quarantenaire, s'est fait un plateau télé. Il remplit sa bedaine de bière bon marché et vide son paquet de chips — il fait tomber des miettes sur la moquette. En même temps, il complète les cases vides d'une grille de mots croisés.

Le rien de neuf.

Pourtant, il y a une faille dans cette scène figée. C'est ce café qu'on a pris sans clope qui traîne dans l'évier mal rincé — cette démangeaison sur laquelle on n'arrive pas à mettre le doigt dessus, et qui gratte, et qui gratte.

Un moment, il se dit que c'est juste lui qui a changé, qu'il ne devrait pas prendre du café si tard le soir. Mais il voit ensuite la valise caïman dans le couloir et il comprend. Il doit faire place nette. Se débarrasser des reliquats. C'est ce qu'il a toujours fait.

Il prend son téléphone et cherche le numéro de Fiona dans son répertoire. Il n'a jamais eu celui de Miles : quand le chanteur avait besoin de lui, il venait le trouver ou laissait Fiona se charger de le prévenir. Même au plus proche de lui, il restait insaisissable.

Fiona décroche à la première tonalité.

— Pour la dernière fois, fulmine la manager, non votre groupe de surf pop indie rock n'a aucune chance de percer ! Et, sérieusement, "Rat Boy" ? C'est un nom affreux !

Alex éloigne le combiné de son oreille en grimaçant. Toujours aussi aimable.

— Wow, c'est Alex, s'empresse-t-il de dire avant qu'elle ne raccroche. C'était juste pour signaler que Miles a oublié sa valise chez moi. J'aimerais bien qu'il la récupère.

— Oh, bonsoir Mr Turner. Désolée, je suis un peu tendue. Beaucoup de problèmes me tombent dessus en même temps, offre Fiona en guise d'explication.

Alex ne peut s'empêcher de se demander si ces problèmes ont un rapport avec Miles. 

— Merci de m'avoir prévenue, continue Fiona. Je ferai venir quelqu'un pour la chercher. Miles n'est pas... Miles n'est pas disponible pour le moment.

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