11. ...J'AURAIS AIMÉ QUE CE SOIT LE MIEN

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LA SEULE CHOSE qui puisse rivaliser avec l'aversion d'Alex pour Wonderwall, ce sont bien les chanteurs eux-mêmes, encore plus détestables que leur tube. Un ego surdimensionné multiplié par deux, des querelles à n'en plus finir s'étalant sur les réseaux sociaux ; pour couronner le tout, une séparation à quelques minutes de leur représentation lors d'un festival parisien — parce qu'il est bien connu que tous les problèmes se passent en France, laissant dépités un millier de fans venus des six coins de l'hexagone. Et du monde entier, éventuellement. Fucking bastards. Alex a toujours pensé que, si un jour il avait la chance — ou plutôt le malheur — de les croiser, il leur cracherait à la figure.

— J'adore ce que vous faites, assure-t-il en serrant la main de Noel Gallagher.

Le chanteur hausse un sourcil, probablement piqué par la pointe ironique qui transparaît dans la voix du garçon. Alex devrait arrêter de traîner avec Miles ; il commence à devenir comme lui.

Be Here Now est le premier album que j'ai acheté, renchérit Alex.

Il omet cependant d'ajouter que c'était une erreur de jeunesse. Mais ça fait tout de même son petit effet, parce que les épaules de Noel se raidissent. Lui rappeler que tout le monde se fiche de lui depuis que le groupe n'existe plus, et que malgré ses tentatives, il y restera toujours associé, ça ne doit pas être ce qu'il préfère entendre.

Gruff Rhys, le producteur, se matérialise à leurs côtés. Avec l'entrain bourru digne d'un patron d'entreprise qui roule cigare sur cigare, il les tape tous les deux dans le dos.

— Noel est le meilleur, affirme-t-il. Half The World Away ? Stop Crying Your Heart Out ? Des coups de maître, à mon avis. Sans parler de...

Son regard va d'Alex à Noel, la pupille pétillante, déjà très fier de ce qu'il s'apprête à ajouter. Alex se mord la lèvre inférieure, appréhensif. Il ne va pas le dire... si ? Même Noel paraît redouter ce qui va suivre, les veines de son cou se faisant saillantes.

Wonderwall ! complète Gruff.

Il lorgne le leader des High Flying Birds d'un œil admiratif, tel un collectionneur fier d'avoir acquis une pièce maîtresse, un joujou collector. Alex se force à sourire poliment, ravalant une réplique du style « Calm down, on sait tous que c'est Blur qui a dominé la britpop ». Quant à Noel, il s'éclipse dans la pièce d'enregistrement. Il n'est pas nécessaire de préciser que son visage n'est nullement taché d'une salive suspecte. C'est marrant, comme le courage d'Alex est bien plus hardi dans son imagination.

Assis sur le rebord d'un bureau, ses jambes se balancent dans le vide. Le studio dans lequel Miles enregistre son album a tout d'un professionnel : pas un fil ne s'emmêle sur le sol qui supporte réverbérations et mastodontes électroniques aux multiples boutons. On est bien loin de la misère pernicieuse de l'hôtel dans lequel le chanteur logeait.

Gruff fixe deux écrans d'ordinateur, les mains posées sur le dos des sièges qui font face à la table de mixage ; l'un est occupé par l'arrangeur, l'autre par l'ingénieur du son qui manipule les boutons du mélangeur. Alex ne sait plus où donner de la tête, avec tous ces machins sonores.

De l'autre côté du double vitrage en plexiglas, Miles badine avec le plus âgé des Gallagher. Il était revenu à la maison le matin suivant sa dispute avec Alex. Fidèle à lui-même, accoudé au bar, sa barbe mal rasée et humectée d'Earl Grey, et le sourcil ronchon bien que le sourire qu'il lui a adressé s'est fait plus tendre. Il n'a pas révélé où il avait dormi. Un non-dit de plus. Peu importe. Un signe de tête échangé pour se faire pardonner, et ils avaient repris l'écriture de l'album. En fin de compte, Miles est comme Alex, il ne reste pas longtemps énervé. Et comme la musique, qui, plus qu'adoucir les mœurs, chasse le désodorisant des toilettes, deux souliers mal ficelés et le bruit blanc d'un téléviseur, leur ressentiment avait été balayé. Jusqu'à la prochaine fois.

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