JAMES FORD EST décidément un homme efficace. Pas très commode, mais drôlement compétent. La majorité des groupes se lance dans l'espoir de devenir des stars mais peine à trouver une place parmi les milliers d'autres prétendants, et doit donc se résoudre à jouer uniquement dans des bars fréquentés par des clients plus ou moins recommandables. Ça aurait pu être leur cas. Par chance, le producteur leur a évité cette infortune : il a réussi à les placer en tête d'affiche d'un concert qui promeut les nouveaux talents de Sheffield, dans une des plus grandes salles de la ville.
Dans les coulisses, Alex observe le premier groupe sur scène. C'est du rock, bien transpirant et brut, agrémenté de bières bon marché. Le chanteur, tatouage "Maman" entouré d'un cœur plaqué sur l'avant-bras, roucoule d'une voix rauque un charabia sur les fleurs, l'alcool, son ex.
Malgré l'énergie des musiciens, la plupart des spectateurs reste stoïque, l'air blasé. Certains même s'éloignent pour commander un verre au bar dans le fond de la salle. Seuls les plus proches de la scène daignent dodeliner de la tête. Le seul moment où ils semblent un peu concernés, c'est lorsque le groupe entame une reprise de Never Gonna Give You Up. Un classique. Le stratagème marche toujours pour réveiller les gens.
Ça craint, quand même. Bien qu'Alex crée surtout de la musique pour lui, il serait déçu d'avoir fait tout ça pour que finalement le public ne retienne aucune de ses créations. Mais ce n'est pas étonnant pour ce groupe. Ils n'ont pas d'identité propre, c'est juste une tentative nostalgique de reformer un band des 90s. On ne peut pas aller loin tant qu'on regarde trop en arrière.
Le deuxième groupe a heureusement un peu plus de succès. C'est sans doute dû au faciès plus qu'avantageux du chanteur, mais Alex ne veut pas trop s'avancer. Les musiciens surfent sur la vague la plus en vogue de ces temps-ci : un peu électro, quelques sons pop, des airs lo-fi, et définitivement indie. Le genre de musique que recommanderait un skater du dimanche en enfonçant sur sa tête la capuche de son sweat Thrasher. "C'est pas hyper connu, j'les ai découverts sur SoundCloud y a un an, la prod' est vraiment pas mal, grave chill, ils vont percer tu vas voiiir..."
— Prêt ? lui demande Miles.
— Et toi ?
— J'ai hâte d'y être, et j'ai envie de mourir en même temps. Je sais pas si je suis capable de le faire.
Alex pose une main sur son épaule.
— Bien sûr que si, Mi. Tu vas le faire.
Miles relève la tête, et Alex se rend compte de leur proximité ; leur visage, leur corps, la fibre de leurs doigts.
Une salve d'applaudissements retentit depuis la scène.
Il recule.
— C'est à nous, je crois, dit-il pour masquer sa gêne.
Miles approuve. Son hochement de tête est grave. Fermé. Il fait maintenant noir, et il ne distingue plus ses yeux. Il pense qu'il le regarde, mais rien n'est moins certain. S'il en était sûr, peut-être qu'il-
Non.
Il s'éloigne, un murmure persistant entre ses côtes. Le staff court pour enlever les instruments et préparer les leurs. Comme des fourmis, ils grouillent, déplacent les micros, collent des bandes adhésives sur le sol afin de marquer les emplacements, fixent des setlists à côté de chaque démarcation. Quand ils ont fini, une femme fait signe à Miles et lui pour leur indiquer que c'est leur tour.
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EUPHÉMISTE
Teen FictionMiles chante, pas mal. Miles fume, beaucoup. Miles sourit, boit, pleure. Miles irradie de rouge ; Miles est malheureux. Et puis il y a Alex. © tatsuki fujimoto pour la couverture