EUPHÉMISTE

20. AUSSI SUBTIL QU'UN TREMBLEMENT DE TERRE

ON A DONNÉ à Alex un tambourin. Miles a eu le droit de garder sa guitare, mais à lui, on a passé un putain de tambourin. C'est absolument révoltant.

— Je veux que vous soyez comme les Beatles dans leur live télévisé en 1963 !

Le producteur a insisté, il faut savoir parler au public, leur rappeler des souvenirs qui leur sont chers. Ils aiment toujours la familiarité. Les Fab Four ont fait I Saw Her Standing There, ils chanteront donc Standing Next to Me. C'est logique, même si Alex est certain que John Lennon n'avait pas de tambourin mais bien une guitare semi-acoustique lors de ce live. Une Rickenbacker 325, en plus de ça.

On leur fait une coupe au bol, on les maquille tellement que Miles lui avoue qu'il ne peut pas le voir sous son faux bronzage et on leur ordonne de faire des aller-retour sur une scène de dix mètres sous des boules lumineuses. Honnêtement, Alex trouve que c'est n'importe quoi. Il ne comprend pas pourquoi on a engagé des filles en robe zébrées et collants fluo pour danser sur des bandes blanc et noir, ni pourquoi on leur a demandé d'enfiler des lunettes de soleil seulement dans la dernière partie du clip. Mais James Ford leur assure que le réalisateur, Richard Ayoade, est un génie, que ça correspond à l'esprit de la chanson, que ça va cartonner, alors Alex suit les directives sans trop opposer de résistance. Les seuls qui ont l'air d'apprécier la mise en scène sont Matt et Jamie, qui sont venus pour l'occasion et le filment hilares.

Tout s'annonçait bien, pourtant. Miles lui avait dit qu'ils pourraient se lâcher sur les clips parce qu'ils avaient un budget assez conséquent. Alex avait alors échafaudé les meilleurs scénarios :

— Je veux qu'on monte sur des tanks en Russie. Sous la neige.

— OK, peut-être qu'on n'a pas autant de budget. 

Well, ça a été une déception. Heureusement, Miles se rattrape en rendant les choses plus amusantes. Sur le tournage, ils n'arrêtent pas de rire, et ils doivent être rappelés à l'ordre plusieurs fois parce qu'ils finissent par oublier qu'ils ont un clip à faire.

Finalement, ils le terminent quand même en une journée. Alex soupire d'aise. Adieu crèmes bronzantes, coupe à la Jeanne d'Arc et costumes cintrés. Hélas, James Ford brise ses espoirs : ils ont encore deux clips à monter.

— On a besoin de trois singles pour cet album, argumente-t-il. C'est éreintant pour le moment mais vous me remercierez quand vous serez numéro 1 dans les charts.

— Et puis vous allez être contents, ajoute Fiona. On ne vous demande pas de porter de chemise ou de cravate cette fois-ci. C'est full on blouson en cuir et jean.

La manager est radieuse. Elle peut enfin converser avec quelqu'un d'aussi travailleur et méticuleux qu'elle. L'entente a été difficile avec Gruff Rhys : il était trop douillet avec ses poulains et aurait déroulé un tapis rouge sur le sol pour qu'ils ne foulent jamais la terre s'il le pouvait. James Ford, au contraire ne ménage pas les artistes. Il leur refuse même de prendre une pause, ne serait-ce que pour déjeuner. Cela remplit tous les critères de perfection pour l'Afro-Caribéenne. Elle ne fume presque plus tellement elle est occupée à discuter de détails dont tout le monde se fiche à part eux.

— Est-ce que j'aurai une guitare ? demande Alex.

— Yes, darling.

— Eh bien quand est-ce qu'on commence ?

Il regrette immédiatement d'avoir posé cette question lorsqu'on lui répond que le tournage débute le lendemain. À sept heures. À l'autre bout de l'Angleterre.

C'est donc pas encore très frais et dispo qu'Alex écoute le pitch d'Ayoade en plein milieu des Pinewood Studios. Le clip est celui de My Mistakes Were Made For You, la dernière chanson qu'Alex a écrite au beau milieu de la nuit alors qu'ils avaient déjà bouclé les enregistrements. Les producteurs avaient été réticents à l'ajouter mais Miles, premier fan de la chanson, a insisté pour qu'ils l'écoutent. "C'est pléthorique sans être non plus le bordel," a-t-il péroré. "C'est la version de Noel Harrison de Windmills of Your Mind avec les violons de The Old Man's Back Again. Vous allez adorer."

Et, effectivement, les producteurs ont adorée. Adoré au point de définir le titre comme le dernier single de l'album.

Ayoade explique qu'il veut rendre hommage au segment "Toby Dammit" de Spirits of the Dead. À l'instar du film, il y aurait un accident de Ferrari et un homme qui errerait dans la rue, limite ivre, la vision brouillée. Comme par hasard, le rôle du cuitard a été attribué à Alex.

Alors que les maquilleuses lui appliquent les dernières couches de fond de teint (encore plus d'orange, génial), Miles lui dit :

— J'ai une surprise pour toi.

Il le pousse dans le parc vers la voiture qui servira au clip. Alex peut déjà apercevoir une mannequin recouverte de plumes blanches assise sur le siège passager. Lorsqu'il ouvre la portière, il constate que ce mannequin lui est très familier.

— Alexa ?

Sa copine pointe sa langue entre ses dents et lui fait un clin d'œil. Le regard d'Alex passe de Miles à Alexa tandis qu'il jabote un charabia du style "Hein ? Mais ? Quoi ? Comment ?"

— Qui crois-tu que j'attendais au Boardwalk ? demande Miles.

Sûrement pas la fille pour qui il avait le béguin, en tout cas.

— À la base, elle devait tourner pour un de mes clips solos mais...

— Attends, tu travailles au Boardwalk ? coupe Alexa. C'est dingue qu'on se soit raté !

Alex rit jaune. Dingue, ouais. Quel dommage qu'elle ne l'ait pas vu en collants verts, on se demande bien pourquoi il s'est enfui dès qu'elle est apparue.

— Soooo... fait Alex. Vous vous connaissiez.... avant moi.

Comment a-t-il pu rater ça ? Il est complètement à côté de la plaque, parfois. Bientôt, il apprendra que Matt et Jamie sont en fait frères, et il ne devra pas s'en étonner. C'est donc un peu sonné qu'il prend place sur le siège conducteur pour tourner le clip.

À la fin de la première partie du tournage, Ayoade vient le féliciter.

— Tu es magnétique sans essayer, Alex. Je te vois bien composer la bande-originale d'un de mes films. Et je veux continuer à te filmer. Donc si tu as d'autres clips à tourner, fais-moi signe.

Alex répond par un haussement d'épaules. C'est quand même la deuxième fois en deux jours qu'on voit en lui quelque chose de beaucoup plus grand qu'il ne l'est. Lui, il considère cette expérience comme une liaison sans lendemain : il écrit quelques chansons, il les enregistre, il participe aux clips. Puis il montera sur scène, il chantera un peu, il s'inclinera. Il repartira. Un coup d'un soir, quoi. Et puis, il doute quelque peu de la vision artistique d'Ayoade. Qui sait, avec ses idées saugrenues, il pourrait lui demander de faire tout un clip face caméra avec un magnétophone et un pull rouge. Donc non, très peu pour lui. 

Le producteur frappe dans ses mains pour marquer la reprise du tournage. Dans la deuxième partie, Alex a quitté la Ferrari et doit rejoindre Miles sous un kiosque blanc. On leur a dit de jouer de la guitare face à face sans se dévisager, mais Alex peut presque sentir le regard de l'autre lui brûler la peau. Lui-même résiste pour ne pas ancrer ses yeux dans ceux de Miles ; c'est un geste qui est devenu trop naturel.

Pendant de longues minutes, ils se tournent autour ; s'évitent en étant là. Alex s'évertue à ignorer ce flashback répétitif du mois d'octobre, la même urgence de sentir. La direction que voudraient prendre ses mains : loin des hanches d'Alexa mais ailleurs. Une chanson écrite en pleine nuit qui a beaucoup plus d'écho à ce moment précis.

Il y a les cordes que l'on frotte, la pénombre factice, et l'envie de se rapprocher.

Apparemment, il y a encore une chose qu'il a manquée.