13. SOCRATE, TURING ET BOVARY

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LE CORNERSTONE EST à l'image de ce à quoi on pourrait s'attendre d'une boîte de nuit de banlieue.

Ce qui n'est pas du tout positif.

Dans une discothèque qui se veut branchée mais qui n'a pas les moyens de le faire, il est normal que les gens qui s'y rendent soient accordés à cette ambiance. De ce fait, on assiste à un défilé de robes trouvées en braderie qu'on fait passer pour neuves et de faux sacs Louis Vuitton. Et, quand ce ne sont pas des contrefaçons, c'est encore pire. Un surplus de carreaux Burberry, de polos aux initiales de Vicomte Arthur entrecroisées, et de ceintures en cuir dont la boucle en forme de H attire les convoitises.

Finalement, ils y sont allés, à ce fameux nightclub. Quand Miles et Alex sont revenus à la maison, les invités ont décidé de se dégourdir les jambes, parce que « rester sur un sofa à bavarder, c'est sympa, mais rien ne vaut un bon slutdrop sur une piste de danse ». C'est Alexandra qui l'a dit.

Comme le Cornerstone est situé à mi-chemin entre High Green et le centre-ville, le petit groupe s'est séparé pour s'y rendre : Alexandra et Matt ont enfourché la moto de ce dernier, et Fiona, Noel et Clémence ont partagé une voiture. Ce qui veut dire que Miles et Alex se sont coltiné Gruff à bord de la Ford Cortina.

Et, fuck, c'est un passager insupportable.

Installé à l'arrière de l'auto, il les a bassinés de son adoration pour Noel. Il a même insisté pour qu'ils insèrent son dernier CD dans le lecteur, afin de les convaincre de son talent. Ils se sont donc retrouvés à écouter In The Heat of The Moment, bien que le feu de l'action ait été éteint par la voix de fausset du producteur.

Alex n'a pas arrêté d'envoyer des signaux de détresse à Miles du regard, mais ce dernier ne lui a répondu que par des moues moqueuses. Il n'a pas été dérangé par la présence du producteur, lui. Il a même ri à certains moments, quand Gruff s'est laissé un peu trop emporter par la chanson. Alex était bien mieux à ronchonner dans son coin qu'à se joindre à cette alacrité.

À présent, le groupe est assis dans le carré VIP du Cornerstone — VIP signifiant ici « divans légèrement plus rebondis ». Des amis de Miles et de Noel, venus faire un saut exprès depuis Manchester, les ont rejoints. La plupart est désormais en train de faire un karaoké sur Someday des Strokes. Parmi eux, Lana Del Rey en personne ; Alex est certain que Gruff va tourner de l'œil à tout moment. Mais, contrairement à ce dernier, le garçon n'a pas la force d'être abasourdi par sa présence.

La vérité, c'est qu'il s'en fout.

Il est coincé au milieu de toute cette clique qui rit, de plaisanteries qui fusent et de verres qu'on trinque, et ça le fait chier. Il ne comprend pas cet engouement pour les sorties en boîte entre "potes", à voir des gens qu'on ne connaît pas transpirer sur des chansons qu'on n'aime pas, tout en buvant un verre dont le millilitre est plus cher qu'une bouteille vendue au supermarché. Il préfère passer ses soirées enfermé dans sa chambre à écouter de la musique. En fait, il ne se sent jamais aussi seul que lorsqu'il est entouré.

Si encore il n'y avait que Miles et lui autour d'une bière, ç'aurait été supportable. Pas que ce soit toujours un moment plaisant d'être juste avec le chanteur. Le plus souvent, c'est même dur, voire pénible. Ça le rend malade. Et pourtant, c'est simple.

Quand il est avec Miles, il ne réfléchit pas. Les conventions, les règles n'existent plus. Miles est sa catharsis, sa vilaine boîte hermétique où il enferme tous ses malheurs. Alex est conscient que c'est dangereux, de se laisser aller comme ça. De se dévoiler autant à une personne qui n'est que de passage. Mais peut-être que c'est ça, qui le libère autant : savoir que Miles s'en ira, et emportera avec lui ses secrets, loin, loin de sa vie. Bientôt, tout ça disparaîtra.

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