DANS LE POT, il n'y a plus que deux brosses à dent ; celle de Matt, verte, et la sienne, bleue. Alex le remarque en sortant de la douche. Sur le bord du lavabo, dans le reflet du miroir ; il n'y en a plus que deux.
Il entoure ses hanches de sa serviette et prend sa brosse à dent, vite, avant que les images mentales se forment, mais évidemment elles se forment quand même ; et quand il commence à frotter ses incisives, il pense à celles d'un autre sourire. Les images se colorent. Dans le reflet du miroir, sur le bord du lavabo, une réalité alternative. Miles est encore dans la maison, c'est leur maison à tous les trois, et Alex vient de se rincer dans leur salle de bain, et quand il aura fini il le rejoindra dans leur cuisine en trébuchant sur une valise léopard, et il se plaindra, un peu, pas trop, puis Miles lui offrira une Camel pour se faire pardonner, et ils la fumeront en parlant de Jules et Jim.
Ça aurait pu fonctionner. Mais Miles voulait devenir un royaume, un empire, quand Alex aurait simplement tragiquement voulu faire de lui sa maison. Il n'avait aucun droit de le retenir. Et puis, d'après les dires de Matt, Miles s'en sort bien, il enchaîne les concerts et les interviews radio, non madame il n'y aura plus de concert des Last Shadow Puppets, c'était une formation à titre exceptionnel, oui Alex l'a grandement aidé pour son premier album solo mais ils ne correspondent plus tellement. Alex refuse d'être loquace. Aux SMS de Miles, il répond de façon courte, basique. Miles est sur le point d'être une star et il ne veut plus s'attacher à une étoile filante. Pas s'il sait qu'il ne peut pas la suivre.
Depuis la cuisine, c'est une autre voix qui l'interpelle.
— Alex, fait l'Eurasienne.
Sans se presser, Alex enfile ses vêtements dans le couloir en même temps qu'il se dirige vers elle. Lorsqu'il la retrouve, chignon mal fait, maquillage de la veille, elle tient dans sa main un sachet d'Earl Grey.
— Je t'ai demandé d'acheter du Twinings, lui reproche-t-elle. Je t'avais dit que je détestais cette marque.
— J'ai dû me tromper.
Alexa soupire.
— Tu te trompes toujours. Tu ne fais pas attention à moi. J'ai l'impression que tu es ailleurs lorsque tu es près de moi.
— Mais non..., murmure le garçon.
Il n'ajoute pas qu'au contraire, il a l'impression de tout remarquer. La façon dont Alexa se renifle les aisselles après un effort, les cheveux qu'elle laisse quand elle se coiffe au-dessus du lavabo, les lèvres gercées qu'elle couvre de rouge à lèvre. Il ne lui dit pas qu'il est parvenu à la conclusion qu'elle est la meilleure partie d'une chanson pop. C'est les étincelles et les papillons, un gros bang qui éblouit les premières fois. Seulement, ces refrains-là s'essoufflent au fur et à mesure qu'on les écoute, on leur découvre de vilains défauts et on ne les apprécie plus autant. La moindre note agace. Finalement, — et ça a été un choc pour lui de le découvrir, Alexa est une personne banale.
— Je crois que tu ne m'aimes pas, déclare la jeune femme. Tu n'as aimé que l'idée de moi, et les choses qui nous rassemblent. L'abstraction, c'est ça que tu veux. Mais moi, en chair et en os, tu n'en veux pas.
Alex ne riposte plus. C'est vrai, totalement vrai. Il ne dit rien, de toute façon elle n'attend rien d'autre de lui parce qu'elle s'en va.
Et dans la cuisine, il n'y a plus que le fantôme d'une fille qui danse sur du Ariel Pink, et dans le salon le fantôme d'un garçon qui change les chaînes télé en se recroquevillant sur le canapé à la recherche de la chaleur d'un autre corps, le sien, de préférence.
VOUS LISEZ
EUPHÉMISTE
Teen FictionMiles chante, pas mal. Miles fume, beaucoup. Miles sourit, boit, pleure. Miles irradie de rouge ; Miles est malheureux. Et puis il y a Alex. © tatsuki fujimoto pour la couverture