15. LE SILENCE DES RADIOS

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ALEX ?

Recroquevillée à l'autre bout du canapé, Alexa touche la cheville du garçon du bout de son pied caché dans une grosse chaussette en laine. Alex lui adresse un regard interrogateur.

— Ça fait dix minutes que tu fixes ton thé, explique l'Eurasienne. Il va refroidir.

Effectivement, seul un maigre filet de fumée s'échappe encore de la tasse posée sur la table basse. Alex s'en saisit et boit le thé d'une traite. Un arrière-goût de citrouille lui reste sur la langue. Un peu comme la nappe orange qui drape le meuble.

Le garçon repose sa tasse. Il triture le pan du tissu entre son pouce et son index. Son autre main suit la courbe des silhouettes de chauves-souris découpées dans du carton noir. Une pastille adhésive appliquée derrière chaque aile permet de les fixer à la table. Alex n'aurait jamais imaginé que l'Eurasienne serait le genre de personne à prendre autant Halloween au sérieux. Ces derniers temps, il n'est pas à la page sur un tas de choses.

C'est sûrement pour cette raison qu'il est affalé sur un sofa qui n'est pas le sien, un 31 octobre, à regarder un film des années 70 sur un vieux téléviseur grésillant. Des bougies parfumées ont été allumées dans des citrouilles, et la chaleur qui s'en dégage fait coller sur la peau d'Alex son déguisement de squelette ; du latex seconde peau noir où des os dissociés s'emmêlent.

Alexa porte un accoutrement similaire. Elle a même poussé le jeu plus loin : son visage est enduit d'une poudre blanche qui lui donne un teint blafard, et un trait d'eyeliner noir fin prolonge la ligne bridée de l'œil. Surtout, un semblant de cicatrice dessiné au crayon rouge traverse la lèvre supérieure, appelant à être effacé par une bouche étrangère. Alex tuerait pour que ce soit la sienne.

L'Eurasienne soupire :

— Quand je pense que les autres sont probablement à la soirée de l'université, en train de prétendre que c'est la nuit de leur vie alors qu'ils se trémoussent comme chaque année sur les mêmes chansons. Thriller, Highway to Hell, Ghostbusters... On ne manque vraiment rien.

Alex opine du chef, plus qu'approbateur. Il sait qu'elle dit ça pour le faire sentir mieux, mais il apprécie le geste. Cette année, c'est le ciné-club de l'université qui s'est chargé d'organiser Halloween. D'après les tracts que les membres avaient fait passer tout au long de la semaine, ça avait l'air cool : ils avaient prévu de réaménager la salle des fêtes au thème de la soirée — les films de David Lynch, et de passer Eraserhead au vidéo-projecteur sur le mur de la cantine. Une soirée pleine de fun en perspective.

Seulement voilà, on sait très bien que rien n'est jamais comme sur le papier ; un rigolo remplace Eraserhead par Chicken Little, un groupe de filles harcèle le DJ pour qu'il mette « leur chanson », un vieux tube des années 90 qui leur fera regretter un ex qu'elles n'ont jamais eu, un lourdingue arrive à incruster de l'alcool de tout dégénère. Très peu pour Alex.

Il a pensé faire une soirée avec Matt, Jamie, enfin, la bande habituelle. Manque de bol, ils avaient déjà un plan de prévu : le barman est au cinéma avec sa copine, et son meilleur ami à la soirée, tout comme Alexandra, qui a réussi à dégoter une place bien qu'elle soit encore au lycée —paraît-il qu'elle a été invitée par un gars en première année.

Il ne restait ainsi plus qu'Alex. Seulement, la perspective de rester chez lui avec Humbug, à ouvrir la porte toutes les dix minutes à des gamins en manque de sucre ne lui plaisait pas vraiment. Il a donc appelé Alexa et lui a demandé si elle était libre pour regarder Diamonds Are Forever. C'était un geste assez égoïste de sa part, c'est vrai, elle aurait pu avoir envie de se rendre à la soirée, mais elle s'est montrée enchantée par l'idée. Merde, Alex ne la mérite pas.

EUPHÉMISTEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant