9. BLOODSHOT

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HAPPENSTANCE EST L'UNE des seules chansons de l'album où figure une ligne de piano. Cependant, celle-ci est quasiment inaudible, elle doit s'effacer derrière la guitare électrique, la basse et la batterie. C'est ainsi qu'Alex l'a imaginée. Le tempo est fixé à cent battements par minute, soit trente de moins que le reste des instruments, pour maintenir un rythme assez soutenu sans que ce ne soit précipité.

Soupir de deux temps, suivi de six notes — do sol do sol do ré. Oui, exactement comme ça ; une légèreté insouciante et mélancolique, qui contraste avec l'alanguissement des paroles. Continuons. Do sol mi — un poil trop vite, cette fois. Do sol sol — beaucoup trop vite. Do sol do ré sol — stop ! Ré sol ré sol — impossible de contrôler la musique. La sol ré — qui est en train de jouer ?

Alex ouvre les yeux. Il a le nez plongé dans son carnet, littéralement — il en hume les pages défraîchies. Il s'étire. Le ciel est déjà orange à travers la vitre.

— Si tes chansons sont soporifiques au point d'assommer leur auteur, ce n'est pas bon signe.

Miles est debout devant son piano numérique, juste en-dessous de la fenêtre. Miles. Alex n'en revient pas de pouvoir l'appeler par son prénom.

Le chanteur glisse ses doigts sur le piano. En même temps, il déchiffre une feuille posée sur le pupitre. De loin, Alex reconnaît le brouillon sur lequel il était en train de travailler. Enfin, avant de devenir la Belle au bois dormant.

Miles arrête soudain de jouer la chanson, et passe à un tout autre registre. Du genre Drake. Du genre Hold On, We're Going Home. Il a du nerf, cet abruti. Le mot « intimité » ne doit pas faire partie de son vocabulaire. Mais Alex ne peut rien dire, il a quand même une photo de l'artiste qui plane au-dessus de sa tête pendant qu'il dort — Miles, même en pixels, reste Miles. Même s'il est beaucoup moins envahissant en une dimension.

— Tu as dépassé le tempo, tout à l'heure, soulève Alex.

Miles passe son index sur le filet de poussière qui recouvre les bords du piano numérique. Cet instrument, Alex l'a depuis ses huit ans. À l'époque, il était passionné par les touches binaires monochromes et le son plein qu'elles délivraient à chaque fois qu'il pressait l'une d'elles. Il y avait quelque chose de sublime et d'absolu dans ce geste qui l'enchantait. Avec l'âge, il s'en est peu à peu détourné, plus intéressé par les cordes bourdonnantes. Il n'est pas sûr d'avoir touché au piano depuis qu'il a emménagé rue Yellow Bricks.

— Je le préfère de cette manière, fait Miles. Ce serait trop scolaire, sinon. Il faut oser gêner les gens, les faire sortir de leur zone de confort. Tu ne vas pas me dire que les Strokes sont super carrés ?

Il gesticule sa main vers l'un des posters du groupe, collé sur le mur. Alex lui accorde ce point, pas très convaincu. Ses yeux fatigués vadrouillent sur le papier-peint ébène.

C'est alors qu'il les remarque.

Sur les murs, des autocollants colorés comblent les rares interstices alloués par les affiches. Ils auraient pu avoir la forme de flocons de neige, au pire de branchages de houx. Mais non, ils sont à l'effigie de putain de lutins de Noël. Le bonnet à grelot, les bottes pointues, tout le packaging. Alex ne savait même pas que de telles abominations étaient vendues sur le marché.

— Sympa d'avoir collé ces stickers, se moque-t-il. C'est toujours bon de se rappeler ses moments les plus édifiants.

Miles hausse les épaules, ne saisissant pas la référence à l'épisode désastreux du début du mois. Tant mieux.

— C'était une idée de Matthew, précise-t-il. Mais il a dit que tu l'avais banni de ta chambre après qu'il a renversé des céréales au chocolat sur ta couette, alors il m'a envoyé le faire à sa place.

EUPHÉMISTEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant