7. THÉSÉE POLYCHROME

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NON SEULEMENT TU te permets d'émettre des réserves sur cette proposition du tonnerre, mais, en plus, tu n'as pas demandé le numéro de Kane ? Même pas un album dédicacé ?

Alex secoue la tête distraitement aux interrogations indignées de Matt. Ils sont déjà installés à leur place pour le cours de musique, bien que le prof et les autres élèves ne soient pas encore arrivés. Alex aime être seul dans la petite salle : son insonorisation le protège des bruits extérieurs et lui prodigue le calme dont il a besoin pour se concentrer. Cependant, Matt est trop effaré pour qu'il puisse méditer sur le fouillis qu'est sa vie.

— Je ne te reconnais plus, Al. Qui est cette diva qui a pris possession de mon meilleur ami ? Mariah Carey, est-ce toi ?

— T'es toujours obligé de faire dans l'excès ? soupire le garçon.

— Tu sais que c'est ma spécialité. Mais, sérieusement, je ne te comprends pas.

Alex ne s'attendait pas à d'autre réaction de sa part. Matt est son meilleur pote, vraiment. Depuis qu'ils ont eu l'âge de ne plus porter de couche, ils ont partagé bien des fous rires, des confidences, et fait bien plus que les quatre cents coups. À seize ans, ils ont même fugué ensemble jusqu'à Londres pour voir les Strokes à l'Alexandra Palace. Il sait qu'il sera toujours là pour lui, et inversement ; Alex lui annoncerait qu'il a tué sa mère que Matt ne poserait aucune question, et lui proposerait même un baril d'essence pour brûler le corps.

Malgré tout, Matt n'a jamais réussi à entrevoir ne serait-ce qu'une couleur du portrait intérieur d'Alex, et Alex ne parvient qu'à palper les courbes de la sculpture intrinsèque de Matt. Ce sont des meilleurs amis qui ne se comprennent pas. Alex a parfois l'impression qu'ils sont à des années-lumière l'un de l'autre.

Matt est extraverti et respire la confiance en lui. Il n'a aucun problème à présenter, devant tout un amphithéâtre, un exposé qu'il n'a pas préparé parce qu'il a eu la flemme de travailler pendant le week-end. Il ne voit aucun inconvénient à s'incruster à une soirée où il ne connaît personne. Il aime l'imprévu et l'imprévisible. Il n'aurait pas hésité une seconde avant d'accepter l'offre de Miles Kane.

Alex est différent. On l'a déjà dit, il aime sa zone de confort. Dans cette zone, tout est parfaitement orchestré, encore mieux que du papier millimétré. Il n'y a pas de place pour l'improvisation et les inconnus ; du contrôle à l'état artificiel. Alors, au diable les nouvelles expériences et l'adrénaline de la jeunesse, il les laisse aux adolescents des romans de John Green.

Et puis, ce n'est même pas qu'il se refuse à écrire pour Kane : il ne peut pas écrire tout court. Il a perdu la main, c'est un fait.

— Mec, t'as fait tomber un truc, alerte Matt.

Il se penche pour ramasser un papier qui s'est échappé du classeur d'Alex. Ce dernier rogne. Il s'agit de son devoir de philo, qu'il a complètement raté. Matt pouffe, lorgnant la copie-double d'un œil hilare.

— Heureusement que t'es doué pour la musique, commente-t-il avant de la rendre à son ami.

Alex réplique par une chiquenaude et reprend son devoir. Un D rouge décore la première page. "Je vous demandais une dissertation, pas un poème.", a ajouté le professeur en commentaire. Pourtant, Alex n'a pas essayé de composer un poème ; il n'a jamais compris le concept de poésie.

— Et tu doutes encore de tes talents d'écriture ? reprend Matt. Si t'arrives à rendre de la métaphysique lyrique, t'es un putain de génie.

Alex chasse cette idée d'un coup de main. Il est loin d'être surdoué. C'est seulement un mec dont le vocabulaire est peu adapté aux circonstances. Les autres aiment bien qualifier de génie ce qu'ils ne comprennent pas. Quand ils n'utilisent pas le mot "dérangé".

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