ALEX NE PEUT pas se taire. Tous les clients du Boardwalk ont probablement envie de l'étrangler en ce moment même, mais il n'y peut rien : il a besoin de raconter cinquante fois le déroulement du concert dans son intégralité, de détailler tous les déplacements du chanteur sur la scène et de répéter le contenu de la setlist et le discours de fin, mot pour mot, à chaque nouvel arrivant. C'est plus fort que lui.
Il a eu le temps de réfléchir, et, vraiment, il ne se sent pas démoralisé. Il y a des choses bien pires, dans la vie, qu'un groupe qui se sépare : le Brexit, l'élection de Trump, et les tenues d'elfes de Noël. Et puis, ça ne veut pas dire que les Rascals cesseront d'exister ; on entend encore parler de Sonic Youth, des White Stripes, de The Verve. Alex a appris à ne jamais regretter le passé.
— Et avec la minette, vous avez conclu ? beugle un ivrogne installé au comptoir.
Alex lève les yeux au ciel sans répondre. Une chose qu'il a omis dans son discours, c'est qu'il a raccompagné Alexa jusqu'à chez elle, mais ça, personne n'a besoin de le savoir. Surtout parce que ça n'a rien changé à leur relation : cela fait une semaine qu'ils s'ignorent presque, se disant à peine bonjour lorsqu'ils se croisent à l'université. Alex ne s'attendait à ce qu'ils deviennent tout à coup super potes, mais une pointe de déception le pique à chaque fois qu'elle continue son chemin sans s'arrêter.
— Je veux bien croire qu'il ne se passe pas grand chose dans ta vie de petit Anglais, mais de là à ressasser des événements qui datent de plus d'une semaine...! se plaint Alexandra.
Alex la fouette avec le chiffon dont il se sert pour nettoyer des couverts en argent, un luxe que s'offre Jamie pour les grands événements — et Noël, qui ne sera fêté par les gens normaux que dans deux mois, en est un. L'Américaine réplique en lui envoyant un jet d'eau depuis le filet qui coule du robinet.
— Eh ! Je ne vous paie pas à batifoler ! les réprimande le barman depuis la cuisine.
Le couteau à beurre et la casserole qu'il empoigne de ses mains lui confèrent un air menaçant. Sachant qu'il n'hésitera pas à se servir de ces ustensiles de la mort pour les frapper, Alex se remet aussitôt au travail.
— Tu ne me paies pas tout court ! se révolte Alexandra, qui ne l'entend pas de cette façon.
Jamie passe la tête à travers l'embrasure de la porte.
— Mais tu es logée, nourrie, et c'est open bar tous les jours pour toi, souligne-t-il. Tu aurais pu tomber sur bien pire pour cette année à l'étranger.
— Quand je sortirai un album, qu'il sera sacré disque de platine et que je gagnerai un Grammy face à Beyoncé, je ne t'inclurai pas dans mon discours de remerciement.
Sur ces bonnes paroles, elle s'éloigne pour récupérer des assiettes abandonnées à une table que des clients viennent de quitter.
— Je savais que j'aurais dû aller à Liverpool, pour mon échange, grommelle-t-elle. Ça craint, ici.
— Tu rigoles ? s'insurge Alex, en bon employé qu'il est. Tu ne peux pas refuser de la bière à volonté !
Great, maintenant, il parle comme Matt. Sa déclaration est suivie d'un murmure général d'approbation de la part des clients, qui trinquent leurs verres d'un accord tacite. Alex jette un coup d'œil à la cuisine pour voir si Jamie l'a entendu : une prime sur son salaire ne lui ferait pas de mal.
Rangeant la vaisselle étincelante dans un placard, il sent tout à coup quelque chose de gluant couler de ses cheveux. Il se passe la main sur une mèche visqueuse ; ses doigts sont rouges. Le liquide est épais, froid contre ses phalanges distales. What the f...
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EUPHÉMISTE
Teen FictionMiles chante, pas mal. Miles fume, beaucoup. Miles sourit, boit, pleure. Miles irradie de rouge ; Miles est malheureux. Et puis il y a Alex. © tatsuki fujimoto pour la couverture