4. COMMENT ÊTRE UN RATÉ : MODE D'EMPLOI

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SI VOUS DEMANDEZ à Alex de définir son genre de musique préféré, il vous répondra très probablement que rien ne bat du bon vieux rock. Et même s'il a quelques écarts parfois — nous ne rappellerons pas sa période gangster composée de casquettes à l'envers et de baggy jeans, du Wu-Tang Clan dans les oreilles, il vénère les Beatles et Nick Cave plus que quiconque. Pourtant, lorsque Mr Picker lui demande quelle chanson de film il a choisi pour le cours du jour, il répond naturellement :

Diamonds Are Forever, de Shirley Bassey. Ça vient du septième opus de James Bond, Les diamants sont éternels.

En réalité, Alex a complètement oublié ce devoir assigné, et c'est la première chanson qui lui est venue à l'esprit. Très, très rock.

— Je n'aurais jamais pensé que vous étiez un fan d'espionnage Mr Turner, s'étonne Mr Picker. Vous cachez bien votre jeu. Vous feriez un formidable agent secret, ça, je vous le dis. Avez-vous pensé à intégrer les services secrets, après vos études ?

Alex soupire. Le sens de l'humour des quadragénaires le consternera toujours. Mr Picker se tourne vers les autres élèves pour glaner quelques rires, mais tous fuient son regard. Ils sont très peu ; dix, en tout et pour tout. Sûrement parce que, d'après les parents d'Alex, "perdre son temps à composer des chansons que personne n'écoutera, c'est se tirer une balle dans le pied". Si ce n'était que ça. Sauf que les géniteurs ne sont pas les seuls réticents à l'affaire : l'université elle-même essaye de dissuader les étudiants d'emprunter cette voie.

C'est pourquoi les malheureux élèves de Mr Picker ont hérité d'une salle minuscule, sans table pour écrire, où ils doivent se tasser en compagnie d'un piano et d'une guitare désaccordés. Peu enchanteur, certes, mais c'est pourtant le cours où Alex se sent le plus à sa place.

Hormis ce jour-là. Deux poches grises causées par une courte nuit de sommeil lui drainent les yeux, le rendant irascible. Son petit doigt lui dit que c'est en grande partie à cause des événements de la veille. Il a passé toute la nuit à ressasser sa rencontre avec Kane, et, par conséquent, à se taper la tête contre son oreiller, énervé de sa propre gaucherie. God, pourquoi a-t-il fallu qu'Alex se comporte comme... Alex ?

— Ça ne va pas être possible, monsieur. Je fuis le MI5, rétorque-t-il.

Il peut se permettre ce genre de commentaire. Mr Picker apprécie Alex, il le considère comme une sorte de prodige : si la forme est bancale, sa disposition à la musique est certaine. Parce qu'il a improvisé une suite de quatre accords à la guitare pas trop ratée au début de l'année, le professeur est maintenant persuadé qu'Alex est un auteur-compositeur-interprète en devenir, et qu'il lui manque juste un peu de travail avant de prétendre à une renommée mondiale. Comme si c'était possible.

Même s'il sait que ce n'est pas le cas, Alex aime se dire qu'au moins une personne voit en lui un virtuose en herbe. Voilà l'image qu'il aurait aimé renvoyer à Kane. À la place, il s'est affiché comme un pauvre type qui ne sait pas aligner trois notes justes. Et qui porte des collants serrés. Son seul réconfort réside dans la certitude que le chanteur l'aura bientôt oublié, si ce n'est pas déjà fait.

Le fait qu'Alexa se trouve dans la rangée juste devant la sienne ne l'aide pas. Alexa... Le musc sensuel de sa peau couleur miel et son shampooing L'Oréal embaument la pièce. Un parfum trop raffiné, qui n'aurait jamais dû se mélanger avec celui de l'alcool du Boardwalk. Pourquoi s'est-elle rendue là-bas ?

— Durant cette heure, je veux que vous retravailliez la bande-originale que vous avez choisie afin d'en faire celle du film de votre vie, énonce Mr Picker. Une chanson qui colle avec ce que vous aimez, en résumé.

EUPHÉMISTEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant