19. AB IMO PECTORE

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LA MUSIQUE A commencé à se perdre lorsqu'elle s'est attardée aux considérations poétiques. La mécanique des phrases ? Une excentricité. Ce qui importe, c'est l'émotion véhiculée — "l'idée brute, sans aucun artifice !", comme le prétend Miles. Au contraire, Alex affirme que la forme est fondamentale. C'est elle qui, subrepticement, donne sa force au texte, le dote de tout son sens. Il faut qu'elle prime sur le reste. Sans condition. Il estime que la musique se doit d'embellir les mots, beaucoup plus que la simple poésie n'y est parvenue. Pour ça, il faut les choisir et les ordonner avec soin ; une métrique adroite, unique, de sorte que ce qui est dit ne peut exister que de la manière dont c'est exposé par la chanson.

— Si on peut reformuler les paroles, c'est qu'on a raté notre travail. Ça veut dire que ça sonne creux. Et que l'idée que tu chéris tant est vide.

Alex est à plat ventre sur son lit, Humbug sur son dos, et s'adresse à Miles qui est allongé par terre. Les enceintes bombillent mollement la dernière bande originale imaginée par Ennio Morricone, posant une atmosphère à la fois lourde et épique sous le firmament factice.

— Mais les gens s'en fichent, argue Miles. La première chose qu'ils remarquent quand ils découvrent une chanson, c'est la mélodie, le rythme. Ils ne se disent pas "oh, la diérèse du deuxième couplet était judicieusement placée ! Et avez-vous remarqué la métaphore filée ? Comment ? Il y avait une anacoluthe dans le refrain ?"

— Peut-être, mais on ne veut pas être qu'une bonne première impression, Mi. Ce qui compte, c'est ce qui persiste, bien après que la chanson s'est arrêtée.

Alex a une idée précise en tête : il veut créer quelque chose d'impossible à anticiper. La chute de The Usual Suspects, avec plus de violons et moins de démarche chaloupée.

— Le but, c'est qu'on nous réécoute, poursuit-il. Et qu'à chaque écoute, on découvre un nouveau truc qui nous a échappé. Et ça, ça passe par la forme.

— Je reste persuadé qu'on doit d'abord trouver un truc entraînant.

Alex se cogne la tête contre le matelas, exaspéré. C'était plus facile quand il n'avait qu'à suivre les ordres de Miles, qu'il posait des phrases et des mélodies sur des messages déjà latents. À présent qu'il a son mot à dire, des décisions à prendre et non plus seulement de maigres suggestions à apporter, l'affaire se révèle plus corsée. Comment créer à partir de rien ? Comment se retrouver dans ce qu'il y a de plus personnel ? Qu'ont-ils tous les deux à raconter ?

Malgré leurs affinités musicales, les divergences ne manquent pas : Miles veut avant tout faire de la musique pour le public, Alex pour eux-mêmes. Miles est aussi un showman : il aime faire des morceaux qui permettent d'être énergique sur scène. Alex souhaite rester plus en retrait. La chanson en elle-même véhicule déjà assez, ce n'est pas la peine d'en rajouter des tonnes.

Ils s'accordent au moins sur un point : il faut que les chansons soient pompeuses, grandioses ; ils veulent les froufrous des robes du dix-septième siècle, les boulets de canon et les orchestres symphoniques. Et cela passe par des thèmes sombres et déchirants. Car, de même que la grande littérature dépeint des passions exaltées, des personnages à outrance et des paysages fantastiques, la grande musique ne peut se passer d'images violentes et ambitieuses. Pas de demi-mesure.

— On n'aime pas ; on veut la chair entre nos mains et les déclarations sur les balcons. Si on le dit, c'est pas avec le cœur, mais avec les tripes.

Parfois, Alex ne dort pas. Parfois, il se réveille en pleine nuit sans se rendre compte qu'il s'est assoupi, Miles endormi sur le lit à côté de lui. Il se met alors à écrire seul, sur son bureau, retranscrivant des images oniriques encore vives et des rêves éveillés. D'ailleurs, c'est sûrement dans ces moments qu'il est le plus productif ; quand il y a ce flou nébuleux, qu'il ne se sent pas encore trop attaché à la réalité. Là, il peut laisser libre cours à ses divagations les plus farfelues — les tables de la maison de verre, un boa en plumes, des panthères en colère.

EUPHÉMISTEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant