LE SON EST brutal, sec. Un peu faux, mais ils s'en fichent. La guitare résonne contre les murs du garage dans un bruit d'enfer, et c'est le plus important à leurs yeux.
Les doigts d'Alex sont fripés à force d'en gratter les cordes. Sa frange colle à son front en sueur et son t-shirt est trempé — la lamelle de citron dessinée en plein milieu, emblème des Stone Roses, n'a jamais paru aussi juteuse. Il suffoque presque, reprend à peine son souffle entre deux accords. Ses oreilles sifflent, mais il tient bon.
À la batterie, Matt fait éclater les cymbales sans répit. Ils ne peuvent pas s'arrêter. Ça fait maintenant trois heures qu'ils jouent, ne s'autorisant que quelques rares pauses de courte durée, histoire de s'hydrater. À la bière, évidemment. Inutile donc de préciser que leur sobriété diminue au fur et à mesure que le nombre de canettes vides jonchant le sol augmente.
Mu par un sursaut soudain, Alex bondit et écrase l'une d'elles. Le métal se plie dans un crissement sous sa Converse. Il s'imagine sur scène, à la place de Miles Kane, le leader des Rascals, son groupe préféré. Il envie l'énergie du chanteur, son assurance à toute épreuve, même lorsque sa voix devient un peu trop rugueuse, ses headbangs repris à des idoles de décennies passées, et l'image qu'il renvoie de lui, alliant élégance et nonchalance. Un Beatle des temps modernes, quoi.
Alex tire dans la canette. Le récipient valse et se cogne contre la grosse caisse, éraflant un morceau de la toile. Matt lui accorde un regard noir mais ne s'arrête pas de jouer pour autant. Il est comme lui : il comprend la nécessité de continuer, coûte que coûte. « The show must go on », eh ? Aller jusqu'au bout ou mourir. Une hésitation, et tout est perdu.
Bientôt, ils entament la dernière partie. C'est la plus importante, celle qui demande le plus d'effort. Éreintés, au bord de l'asphyxie, Alex fait pourtant crisser ses ongles sur l'acier de plus belle, et Matt martèle les toms si vite qu'on a à peine le temps de suivre le mouvement de ses bras. L'espace d'un instant, ils deviennent Jimmy Page et John Bonham.
Le grand final se dresse comme un cliché pittoresque. Matt s'apprête à abattre une dernière fois ses baguettes contre la charleston, tandis qu'Alex déplace ses phalanges pour son ultime accord. Mais, au lieu d'une explosion grandiose où cordes et percussions se rencontrent pour l'apothéose du morceau, c'est un miaulement strident qui emplit le garage.
— Putain de chat ! vocifère Matt, envoyant valser sa baguette vers le matou.
L'alcool n'aidant pas, il manque largement sa cible. La bête, qui n'a pas bougé d'un poil, miaule encore, comme pour se moquer du garçon.
Et, comme ça, la magie retombe. Alex redevient Alex. Ce n'est plus une rock star adulée de tous qui se produit pour la énième fois au Madison Square Garden, mais un jeune homme de vingt-et-un ans coincé dans un pauvre garage délabré. Et, si cette réalité n'était pas assez dure comme ça, il fallait qu'un chat annihile sa seule échappatoire.
La nouvelle étant dure à encaisser, il s'aide d'une gorgée de bière pour mieux la digérer. Il abandonne ensuite la canette vidée parmi toutes les autres, et s'éponge le front avec le pan de son t-shirt. Épuisé, il s'assoit à même le sol.
Comme pour se faire pardonner, Humbug vient frotter sa jambe en ronronnant, et Alex se met à caresser distraitement sa robe noir et blanc. Le British shorthair le gratifie d'une lape affectueuse qui le contente bien plus qu'elle ne le devrait.
De son côté, Matt reprend son téléphone qu'il avait posé sur un pack de Decade Stout, le troisième entamé. Il tripote le mobile pendant quelques secondes avant de s'accroupir auprès de son ami et de plaquer l'objet contre ses oreilles. Celles-ci sont tout à coup assaillies par un grésillement de mauvaise qualité.
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EUPHÉMISTE
Teen FictionMiles chante, pas mal. Miles fume, beaucoup. Miles sourit, boit, pleure. Miles irradie de rouge ; Miles est malheureux. Et puis il y a Alex. © tatsuki fujimoto pour la couverture