LES BOUTEILLES REMPLIES de vin chaud s'entrechoquent tandis que les clients éméchés se fondent en embrassades peu viriles. À la radio, les Rolling Stones accompagnent la joyeuse beuverie, chantant 2000 Light Years From Home ; deux mille années-lumière de la maison. Alex est dans le même état, il se sent comme un extra-terrestre dans cette foule extase : loin de ressentir l'ivresse commune, il est au summum du désarroi. Il s'agit d'une hallucination, c'est certain. Il n'y a pas d'autre explication, rien qui justifierait que Miles Kane ait décidé de prendre un verre dans un bar paumé de Sheffield.
Qui aurait cru que rencontrer son chanteur préféré s'apparenterait à son pire cauchemar ? Alex l'admire énormément, mais il n'est pas ce genre de fan obsédé qui possède des milliers de photos de son idole prises à ses dépens, chantant, éternuant, mangeant son hamburger, dans la rue, aux toilettes. Il ne l'espionne pas non plus sur tous les réseaux sociaux, et n'a jamais cherché à le rencontrer à tout prix, surtout pas dans cet accoutrement bouffon.
Pourtant, il est bien là, assis à moins de dix mètres de lui, enveloppé dans la brume causée par la cigarette qu'il a allumée. Il y a un panneau placardé juste à côté explicitant qu'il s'agit d'une zone non-fumeur, mais personne ne lui en fait la remarque. Et Alex ne peut pas s'empêcher de le fixer — attitude qu'on ne peut lui reprocher, étant donné la situation.
Ce qui est plus étrange, c'est que Kane le fixe en retour. Une étincelle enjouée éclaire sa pupille. Il ne lui fait probablement pas de l'œil, mais Alex est sûr que si. Ou peut-être qu'il est juste en train de se moquer de son déguisement.
Alex n'est pas le seul à l'observer, cela dit. Quelques paires d'yeux indiscrets le jaugent également. Les clients doivent se demander ce qu'un homme aussi propre sur lui fait ici, dans cet endroit miteux. Ils ne savent sûrement pas de qui il s'agit. Après tout, les chansons les plus connues des Rascals n'ont pas plus de trois cent mille vues sur internet. Trop underground pour les habitants de Sheffield, dont le répertoire musical se compose essentiellement des artistes locaux les plus célèbres comme Pulp, Cabaret Voltaire et Joe Cocker.
— Un Bloody Mary et des mini bretzels pour la table 8, annonce Alexandra, la jeune serveuse américaine qui travaille aux mêmes horaires qu'Alex.
Là, vous êtes en train de vous dire, Alex, Alexa, Alexandra, il n'y a pas beaucoup de diversité de ce côté. Mais vous devrez vous débrouiller avec ça, car nous ne sommes pas dans une fiction où les protagonistes ont pour seul souci de posséder un patronyme excentrique et original comme Summer, Anakin ou Clitorine. Non, nous, nos héros ont de vrais problèmes : ne pas rater leurs cocktails, par exemple.
À la suite de la commande, les mains d'Alex virevoltent entre vodka, jus de citron, jus de tomate, sauce Worcestershire et sel de céleri. La table 8 est celle de Miles Kane, alors il n'a pas le droit à l'erreur. Il secoue le verre pour mélanger la mixture, un peu trop fébrilement, et ajoute la touche finale : deux gouttes de Tabasco. Mais ses doigts tremblent tellement qu'il en verse cinq d'un coup.
— Shiiiiiiiiit.... peste-t-il.
Ce juron lui vaut une tape à l'arrière du crâne.
— Pas de vilains mots, il y a des gamins, ici ! le sermonne Alexandra.
La serveuse pointe du menton un enfant âgé d'environ six ans, installé en face de ses parents, à la table adjacente à celle de Kane. Le garçon a délaissé sa grenadine pour le Jack Daniel's de son géniteur, mais celui-ci est trop occupé à discuter avec sa femme pour le réprimander. À quel moment le couple a-t-il pu se dire que ce serait une bonne idée d'emmener leur fils au milieu de sacs à vin pour une soirée en famille ?
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EUPHÉMISTE
Teen FictionMiles chante, pas mal. Miles fume, beaucoup. Miles sourit, boit, pleure. Miles irradie de rouge ; Miles est malheureux. Et puis il y a Alex. © tatsuki fujimoto pour la couverture