TOUS LES HEROS de littérature ont un but. Une motivation plus grande qu'eux, celle qui les pousse à agir comme ils le font — un destin, comme dirait le professeur de philosophie d'Alex. Zigouiller un dragon pour sauver une princesse en détresse, délivrer une société des mains d'un gouvernement totalitaire, sortir avec la personne qu'ils aiment, peindre la meilleure toile de tous les temps, détruire un anneau magique. Même si c'est implicite, il y a toujours ce petit quelque chose qui tient le lecteur en haleine, qui lui fait feuilleter les pages du livre allègrement dans l'espoir de répondre à la question : le protagoniste va-t-il mener à bien son entreprise ?
Si Alex était un personnage littéraire, il en décevrait plus d'un. Il n'a pas de réelle ambition. Lui, il subit les répercutions des actions de son entourage, et essaye de gérer sans trop d'accroche ce qui lui tombe dessus. Il s'en tire plutôt bien de ce côté-là, d'ailleurs. Mais il ne provoque jamais rien. En fait, il n'est probablement qu'un simple adjuvant de son propre bouquin. Ça lui suffit amplement.
En ce moment, c'est Miles qu'il doit seconder pour que celui-ci accomplisse sa mission. Et son état actuel ne lui permet pas de zigouiller de dragons. Malheureusement, il n'existe pas encore de page WikiHow qui explique comment se débrouiller avec un chanteur en plein craquage mental. Il le sait, il a vérifié. Décidément, ce contrat est un putain de cadeau empoisonné.
Mais Alex exagère. Ce n'est pas comme si Miles passait ses journées la tête dans la cuvette, à se shooter à l'aspirine et à broyer du noir. Au contraire. Le chanteur s'avère en fait être de bonne compagnie. Il est très avenant, quand il le veut. Parfois, dans un élan de générosité, il lui prépare du thé — c'est son truc, ça, le thé. D'autres fois, lorsqu'Alex se réveille, il a déjà dressé la table pour le petit déjeuner. Ils s'installent alors au bar de la cuisine et peuvent discuter pendant des heures entières. Alex n'a plus le sentiment que son cœur va lâcher à chaque fois que Miles lui adresse la parole. C'est triste à dire, mais le fait d'avoir vu vomir le chanteur l'a quelque peu désacralisé.
Leurs sujets de discussion tournent majoritairement autour de la musique. Ils ont énormément de points communs, à ce niveau. Bien plus qu'Alex ne le pensait. Par exemple, ils apprécient tous les deux les chansons francophones des années 60-70. Ils trouvent sacrément bien pensé le roulement de tambours qui imite un galop dans La chanson de Jacky de Brel, et s'accordent à dire que L'hôtel particulier de Gainsbourg est une pépite.
Et puis, Miles est captivant. Il a une culture musicale remarquable. Plus importante que celle d'Alex. Ou de Matt, tant qu'à faire. Quand ces deux derniers font de la musique, dans leur garage, c'est juste pour s'amuser. Histoire d'oublier leur connerie et leur prochaine sale note. Mais Miles... Miles voit la musique différemment. Pour lui, ce n'est pas un moyen de s'évader ; elle lui permet de garder les pieds sur terre. Il la considère comme une science qui nécessite une approche méthodique. Il apporte à Alex la structure qu'il lui manquait, sans condescendance ni maniérisme. Avec lui, Alex a l'impression que ce qu'il fait a une finalité. Qu'il a un but.
Mais, aussi idéale que cette relation puisse paraître, Alex ne peut pas en négliger les côtés négatifs. Il ne peut pas faire abstraction du visage émacié de Miles, presque sale, comme s'il ne s'était pas lavé depuis trois jours ; son assiette abandonnée pour une tasse de thé et une cigarette — « the full Liverpool breakfast », prétexte toujours le chanteur en haussant les épaules lorsqu'il voit le regard appuyé d'Alex sur ses saucisses non entamées. Il ne peut pas non plus ignorer les moments où Miles coupe court à leur conversation sans prévenir alors qu'il semble intarissable sur le sujet, et son regard sombre quand il quitte la cuisine pour retrouver le canapé ; le soupir de tous ces non-dits. Dans un monde parallèle, l'épisode des toilettes ne s'est jamais produit.
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EUPHÉMISTE
Novela JuvenilMiles chante, pas mal. Miles fume, beaucoup. Miles sourit, boit, pleure. Miles irradie de rouge ; Miles est malheureux. Et puis il y a Alex. © tatsuki fujimoto pour la couverture