25. DYSPHÉMISTE

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CINQ CENTS PERSONNES, et eux quatre sur la scène. C'est comme faire l'amour avec un inconnu, a dit Jamie avant de monter. Alex a pensé que l'image était mal choisie. Pour lui, ça représentait cinq cents mises à mort potentielles ; cinq cents coups de griffes, cinq cents balles de plomb qui ne demandaient qu'à être tirées. Et s'ils n'étaient pas à la hauteur ? Et si le public les détestait ?

À force de ressasser ces pensées, elles se sont accélérées dans sa tête. Il a souhaité qu'elles ralentissent pour qu'il puisse respirer mais elles n'ont pas voulu. Sa respiration est devenue erratique ; superficielle. Il a pris son souffle par à coups. Ses côtes se sont soulevées, comme attachées à des cordes, ont peiné à gonfler ses poumons.

Pas encore, s'est-il dit.

La panique l'a gagné tel un faisceau de bougies d'allumage dans son abdomen. Les couloirs se sont mis à tourner. Sa tête est devenue un carrousel de peurs qui ont déraillé, chacune a poussé son esprit un peu plus dans le noir.

Pendant quelques minutes, il a voulu que l'autre soit là. Qu'il lui chante encore du Radiohead de sa voix apaisante et qu'il lui répète que tout allait bien quand le reste dégringolait. Mais il s'est repris. Il pouvait — devait — se débrouiller par lui-même.

Il s'est accroupi, a essayé de temporiser les rotations pour que son corps et son esprit puissent suivre.

Inspire ; bloque ; expire.

Une main invisible s'est cramponnée à sa bouche. Tout aussi fantomatique, de l'adrénaline a infiltré les pores de sa peau ; a percé son cœur d'une décharge électrique. 

Inspire ; bloque ; expire.

Les yeux au bord des larmes, le cri au bord des lèvres, il a répété ces trois injonctions. Un mantra désespéré jusqu'à ce qu'il se soit calmé. Jusqu'à ce que la lumière soit revenue et que l'univers se soit arrêté.

Il a inspiré ; bloqué ; expiré.

Et il s'est relevé.

Il a appris à être fort tout seul.

Devant ses amis, il est apparu à peu près serein. Il était conscient qu'il s'était mis dans un état pas possible pour rien. Cinq cents personnes, ce n'est pas beaucoup. Le moment viendra, trop vite — la demande est forte et le premier album studio déjà très attendu, où il devra affronter des salles plus grandes. Des crises de panique encore plus pénibles. S'il continuait à se mettre autant de pression, il n'allait pas tenir.

Il avait regardé la vidéo du concert au Boardwalk ; s'en était aussitôt mordu les doigts. Il était trop rigide, la langue coincée entre les lèvres, mimiques idiotes, mouvements brusques et saccadés. Sa crispation était due à l'effort terrible qu'il fournissait pour ne pas réfléchir à ce qu'il était en train de faire. Il avait créé cet espace vide de toute pensée, c'était presque mécanique : s'il ne faisait pas tel geste qu'il avait répété et répété, il merderait la prochaine phrase. Il y a plein de mots dans leurs chansons, et il ne voulait pas montrer qu'il avait des difficultés pour s'en souvenir. Il redoutait le moment où il y penserait trop et mettrait son système ataraxique à mal ; regarderait sa guitare, se dirait qu'il ne l'avait jamais vue avant et, comme un magicien qui aurait tiré la mauvaise carte et fait capoter l'effet épatant, il ne saurait plus en jouer.

Il ne s'autorisait aucune erreur, et c'était peut-être la pire chose à faire.

Jusqu'alors, il a mené son existence à vouloir absolument avoir le contrôle sur tout, ne jamais laisser la place au hasard, refuser d'agir tant qu'il n'était pas absolument sûr d'un résultat positif. Il avait bâti sa vie sur des fondations aussi bancales que son esprit se croyait solide, retenues par du mauvais ruban adhésif et des mains meurtries ; il s'était construit sur des milliers d'excuses, et si quelqu'un l'avait pardonné, il se serait tout simplement écroulé.

EUPHÉMISTEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant