Chapitre 2

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L'entraînement fini, on rejoint la Salle de Restauration. Il nous est interdit de parler. Je m'installe à ma place, entre le Matricule 300 et le Matricule 302. Je dévore mon repas, composé tous les jours de la même chose : pain, eau, biscuits super-protéinés. Ces derniers sont un prodige de la science. Ils ont été créés il y a quelques années à base d'un concentré de protéines. Avec ça, on tient toute la journée sans problème. Une fois rassasiée, je prétexte un besoin pressant pour me réfugier dans les toilettes. Un garde surveille que l'on n'y rentre pas à plusieurs. Je sors le document trouvé dans mon cachot.

C'est une liste de tous les soldats de mon Camp. Et en face, un numéro. En regardant plus attentivement, je m'aperçois que c'est le lieu de naissance de chacun de nous ! Je fouille vigoureusement la liste du regard jusqu'à tomber sur mon nom (enfin mon numéro de matricule). Heureusement, il ne fait pas partie du morceau déchiré. En face, il est inscrit                 « 4 – 35 ». D'après la légende, le 4 correspond au numéro du Camp de Naissance et le 35 à la salle dans laquelle ma mère m'a mise au monde. Il y a également ma date de naissance. Je serais donc née un mardi 3 avril ?

Mon cœur bondit dans ma poitrine. C'est génial ! Je sais enfin d'où je viens ! Je suis assaillie d'une envie irrépressible de hurler de joie. Mais je me souviens de mon avertissement et je me ravise, de justesse.

Ce document, c'est une vraie opportunité. Une porte qui s'ouvre grand à moi. Si je veux retrouver mes parents, c'est la première étape. Je serre le papier contre moi. C'est le seul lien (aussi infime soit-il) qui me rattache à mes origines. Mais la trompette qui hurle et me vrille les tympans me ramène à la réalité : l'entraînement recommence.

Je replace le document dans mes sous-vêtements et cours vers la Salle d'Entraînement. Tous les soldats sont regroupés au fond de la salle. Je me fonds dans la masse. Je lance des regards inquisiteurs aux autres : pourquoi ne sommes-nous pas en rang comme d'habitude ? Puis j'entends un cri derrière moi. Le Matricule 1000 est en train de tabasser un des soldats ! Même si je ne le connais que de vue, je pousse un cri d'effroi. Pourquoi fait-il cela ? Une infirmière arrive, pose son corps ensanglanté mais encore vivant – Dieu merci – sur une civière, puis sort de la Salle. Son départ annonce le début d'une vague de panique provenant de notre groupe. Chacun craint qu'il ne soit le prochain.

– Silence ! hurle le Matricule 1000.

La salle se tait aussitôt.

– Ceci était une petite démonstration. Maintenant, vous allez faire pareil. En effet, quand vous serez sur le champ de bataille, il se pourrait que vous soyez désarmés. Vous devrez donc vous battre au corps à corps. Le Matricule 1 va se battre avec le Matricule 2, le 3 avec le 4 et ainsi de suite. Allez, en place !

Je m'affole. Pour le combat qui m'attend, certes, mais aussi pour cette expression : « quand vous serez sur le champ de bataille ». Je n'ai pas rêvé, je l'ai bien entendue ! Je suis tétanisée. Je ne peux plus bouger. Je vais donc devoir combattre ! Si on nous entraîne depuis toujours, c'est bel et bien pour nous envoyer... A la guerre !

– Eh, c'est toi le Matricule 301 ? m'apostrophe une fille. Je crois que je vais devoir me battre contre toi...

Je la détaille des pieds à la tête. Ce n'est pas une adversaire dangereuse ; elle est petite et menue, presque rachitique. Je devrais être heureuse, c'est l'une des seules dans son cas. Les autres sont musclées, avec tous les entraînements et toute la musculation qu'on fait. Et je fais partie de cette catégorie. Mais je ne pourrais jamais la frapper.

Elle me regarde, et semble vraiment effrayée. Je fuis son regard et détourne la tête. Je ne peux pas désobéir, j'ai déjà un avertissement et je ne peux pas risquer d'en avoir un deuxième. Deux parties de moi s'opposent dans un combat acharné. Je la regarde de nouveau, et à peine ai-je croisé son regard que je comprends quelle partie de moi va l'emporter : jamais je ne pourrais frapper cette fille.

– Eh, Matricule 302 ! lui chuchoté-je. Tu fais semblant de tomber dans les pommes, ok ?

Elle relève la tête vers moi, et je peux lire toute sa reconnaissance dans son regard. Elle accepte d'un signe de tête discret. Je suis fière de moi.

J'attends que le Matricule 1000 ait le dos tourné et je lui balance mon poing dans le ventre, de façon la plus réaliste possible, en m'arrêtant juste avant de la toucher. Elle aussi est très bonne comédienne ; elle feint avoir le souffle coupé et s'écroule en gémissant. Je lui donne alors un coup dans la tête, toujours en simulant, et elle fait mine de sombrer dans l'inconscience. Je demande à une infirmière de l'évacuer. Pour cette fois, tout s'est passé comme prévu, mais je ne sais pas comment je ferais si le Matricule 1000 nous faisait refaire cet exercice régulièrement.

+ + +

J'ai passé une bonne partie des autres exercices à tenter de trouver un stratagème pour passer un mot à mes amis, Catherine, Adrian, Edward et Solange. Il faut absolument que je les tienne au courant de ma découverte. D'ailleurs, je n'ai même pas eu le temps de vérifier si leurs noms étaient présents sur le document. Il faut que je leur donne rendez-vous pour le leur montrer et leur demander ce qu'ils en pensent, mais hors de question de retourner là où l'on avait auparavant coutume de se retrouver : l'endroit a été découvert.

Je me suis décidée à leur passer le message par un petit mot glissé sous leur oreiller. J'ai longtemps réfléchi à la manière d'accéder à leurs chambres, étant donné qu'elles sont individuelles et surveillées et que je ne peux plus risquer quoi que ce soit, mais je crois avoir trouvé la solution.

Je vais être de corvée de ménage. Cette corvée est réservée à ceux qui commettent des effractions au règlement, mais pas assez grosses pour que ce soit un avertissement. Quelle bêtise pourrais-je faire ?

Je suis toujours plongée dans mes réflexions quand mon regard se pose sur un seau d'eau posé par terre. Je le prends comme une opportunité. J'attends que le Matricule 1000 me regarde, et sans hésitation, je balance un coup de pied dedans. Tout son contenu se répand sur le sol de la Salle d'Entraînement.

Le Matricule 1000 s'avance vers moi, visiblement très en colère.

– Toi ! Quel est ton numéro de matricule ?

– Euh... Matricule 301...

– Eh bien, Matricule 301 ! mugit-il. Qu'est-ce que c'est que ça ? Tu te fous du monde ou quoi ?

– Mais... réponds-je en bégayant, essayant d'être la plus convaincante possible, je n'ai pas fait exprès, je ne l'avais pas vu !

– Exprès ou pas, tu vas me nettoyer de fond en comble tout le Camp !

– Même les dortoirs ? tenté-je, pleine d'espoir.

– Même les dortoirs ! Tout le Camp ! Passes-y la nuit s'il le faut ! Je veux que ça brille ! Et que cela te serve de leçon !

Je baisse la tête, répond un faible « bien, Chef » et détale. J'ai réussi ! Je nettoie d'abord les chambres ; les couloirs sont vides à cette heure et je ne risque pas de me faire prendre. Je dépose les petits papiers, sur lesquels sont inscrits le lieu et la date de notre rendez-vous, sous chacun des quatre oreillers de mes amis.

Mais une fois cela fait, je mesure l'ampleur du travail que m'a donné le Matricule 1000. Le Camp est vraiment grand. Je sens les forces m'abandonner. Toute cette étendue de carrelage... Cela va me prendre des heures ! Il avait sûrement raison, je vais très certainement y passer la nuit, si ce n'est plus. Mais je pense au document, et à la réunion avec mes amis qui m'attend, et ça me redonne du courage.


Matricule 301Où les histoires vivent. Découvrez maintenant