Chapitre 1

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23 heures. Je vais être en retard. Un froid glacial me pénètre et me fait frissonner. Je cours à en perdre haleine. Même si ce n'est pas la première fois que je fais cela, je tremble toujours de peur à l'idée de me faire surprendre. Mon corps me fait souffrir. Pourtant, je suis musclée, comme à peu près tous les jeunes du Camp. Mes poumons sont en feu. Je m'accorde une courte pause durant laquelle je m'efforce de respirer calmement avant de reprendre ma course.

Je les vois enfin. Les trois buissons qui déterminent notre lieu de rendez-vous. Mes amis sont déjà tous là, en cercle autour d'un feu, blottis sous une couverture.

– Eh, Nat ! Ça va ? me lance Catherine.

En guise de réponse, je viens me blottir auprès d'elle. Ça me fait toujours bizarre de me faire appeler Nat. Au Camp, je m'appelle Matricule 301. On n'a pas le droit d'avoir de vrai nom. Ni d'avoir de relations entre nous, amicales ou amoureuses. Mais cette vie nous est insupportable. On a donc décidé de se retrouver, tous les cinq, chaque dernier dimanche du mois, dans cette plaine, à un kilomètre du Camp. C'est Catherine qui a proposé le prénom Nathalie pour moi. Catherine, c'est ma meilleure amie. Elle est merveilleusement belle, avec ses yeux bleus profonds qui vous envoûtent au premier regard et ses cheveux blonds ondulés qui lui tombent nonchalamment sur les épaules. Je redoute autant qu'elle le moment où on lui demandera de les raser... Quand je suis à côté d'elle, je suis terne. Mes cheveux raides et châtains et mon physique basique m'enlèvent tout attrait.

J'écoute Adrian, ou le Matricule 308, fredonner doucement. Il ne chante pas très juste, mais personne ne le lui dit, car ses chansons sont drôles et nous mettent du baume au cœur. Il est grand et musclé ; il a tout pour plaire, bien que de grandes cicatrices lui barrent le visage, dues à son impertinence et à sa réticence à obéir. Au Camp d'Entraînement, on n'a le droit ni de jouer d'un instrument de musique, ni même d'en posséder un. On n'a même pas le droit de chanter. C'est pourquoi cette excursion mensuelle nous est indispensable à tous les cinq.

– Nat, tu as apporté un truc à manger ? me lance Edward, se détachant de Solange, sa petite amie, belle mais avec un grand nez qui la défigure un peu.

Il me tire soudainement de ma rêverie. Edward est petit, intelligent et c'est un bon ami. Je le regarde en plissant les yeux afin d'exprimer mon incompréhension ; je n'ai pas entendu. Il réitère sa question.

– Oui ! lui réponds-je fièrement. J'ai réussi à piquer deux-trois trucs aux cuisines.

Je lui tends mon butin. Du pain, de l'eau, des biscuits super-protéinés. C'est tout ce qu'on nous donne au Camp. Alors même si c'est dérisoire, je vois les yeux de mes amis s'illuminer.

– Et attendez ! m'exclamé-je. J'ai gardé le meilleur pour la fin ! Celui-là, j'ai eu du mal à l'obtenir. J'ai dû user de ruses pour entrer dans... Le bâtiment du Matricule 1000 !

A l'instant même où je prononce ces paroles, des acclamations et des cris retentissent parmi nous. J'ai le réflexe de leur demander de faire moins de bruit, quand je me souviens que nous sommes bien trop loin du Camp pour risquer d'être entendus. Le Matricule 1000, c'est notre Grand Chef. Ses appartements grouillent de gardes, c'est pourquoi je ne suis pas peu fière de mon exploit. Je sors alors mon trophée... Un pot de confiture ! On n'en a jamais goûté. Mais ce qui m'intéresse le plus, c'est la réaction d'Adrian. Je crois qu'inconsciemment, j'essaie de l'impressionner. Même si jamais je ne me l'avouerai. Alors quand je vois ses yeux s'exorbiter et un sourire se peindre sur son visage, une vague de chaleur monte en moi, malgré le froid.

On mange tous un peu de confiture, en trempant l'index directement dans le pot, le tout dans un silence quasi religieux. Je respire l'air frais à pleins poumons, par de grandes goulées. Il faut dire qu'au Camp, on est presque toujours à l'intérieur et on sort très rarement. Puis je laisse mon regard vagabonder vers le ciel où une multitude de petits points lumineux semblent me narguer. Je me demande ce qu'il y a, derrière le Camp et cet espace clos où j'ai passé ma vie. L'immensité du ciel m'apparaît alors comme un rêve fou et inaccessible. Je me jure soudain qu'un jour, je partirai explorer le monde. Puis, des espoirs plein la tête et des étoiles plein les yeux, je m'endors dans les bras de Catherine. Je me suis rarement sentie aussi bien.

+ + +

Des cris me tirent de mon sommeil. Je vois mes amis partir en courant, me laissant seule auprès du feu qui rougeoie encore. Quand soudain je comprends. Devant moi se tient un des gardes qui protègent et surveillent le Camp. Je manque une respiration. Je suis tétanisée, incapable de faire le moindre mouvement. Le garde m'attrape par le bras et me traîne de force sur le kilomètre qui nous sépare du Camp. Je me demande comment il nous a trouvés. Tout le long du trajet, je me questionne sur le sort de mes amis, espérant qu'ils s'en sont sortis. Mais surtout, je m'inquiète sur mon propre sort. Que vont-ils me faire ? Tout le monde est au courant de cette règle : la première fois, un avertissement, la deuxième, c'est l'exécution publique. Plutôt radical. Heureusement, je n'ai jamais eu d'avertissement auparavant. Mais ce que je me demande, c'est quelle est la sanction qui est réservée au premier avertissement.

Je me risque à poser la question au garde. Mais quand j'ouvre la bouche, seul un bruit guttural en sort. Le garde me décoche un coup de poing dans la mâchoire.

+ + +

Je me réveille dans l'obscurité la plus totale. Ma mâchoire me lance. J'ai tout d'abord peur d'être devenue aveugle, avant de me raisonner ; je suis simplement plongée dans le noir. Je ferme les yeux. Rien n'est plus désagréable que d'avoir les yeux ouverts mais de ne rien voir. L'humidité et la puanteur qui règnent m'agressent les narines. Je me recroqueville sur moi-même et pleure. Je ne sais pas combien de temps. Une heure, un jour, une semaine ? Puis je me ressaisis. « Calme-toi. Tu n'en es qu'à ton premier avertissement. Il ne vont rien te faire ». Je me répète cette phrase en boucle, et elle me rassure un peu.

Je décide « d'explorer » ma prison. Je tâtonne les murs. J'en déduis que je suis dans une petite pièce, fermée, avec une lourde porte de métal. Au sol, de la paille mouillée. Je dois sûrement être dans les sous-sols du Camp d'Entraînement. Tout le monde raconte qu'il y aurait des cachots.

Je trouve au sol une jarre d'eau. J'en bois un peu mais laisse le principal pour plus tard. Je suis toujours en train de tâtonner le sol quand ma main entre en contact avec une feuille chiffonnée. Au toucher, elle me paraît mouillée et déchirée. J'allais la remettre à sa place quand je sens du relief sous mes doigts. Je mets du temps avant de comprendre qu'il s'agit d'un sceau. Mon cœur s'accélère ; ça doit être un document officiel ! J'aimerais le glisser dans ma poche, seulement je ne peux pas... Notre uniforme est composé d'une salopette vert kaki passée sur un tee-shirt blanc, de bottes noires, d'un chapeau pour l'été, d'un bonnet pour l'hiver et d'un casque pour certains entraînements. On a également un vêtement de nuit tout blanc. Alors, je me déshabille et je le glisse dans mes sous-vêtements. De toute façon, personne ne peut me voir. Après ça, épuisée, je me rendors.

Je suis tirée du sommeil par un garde qui ouvre brutalement ma porte.

– Allez, déguerpis ! mugit-il. Les trois jours se sont écoulés.

Trois jours seulement ? J'ai l'impression d'avoir passé des mois dans ce trou ! Je suis le garde docilement, un sourire au coin des lèvres. Enfin ! Je suis affamée. Effectivement, nous montons des escaliers, je devais être au sous-sol. L'escalier débouche directement sur la Salle d'Entraînement. Elle est immense. Tous mes camarades sont en rangs, fusil aux bras, obéissant aux coups de sifflet du Matricule 1000. L'entraînement a déjà commencé. Je me faufile dans les rangs pour rejoindre ma place, cherchant mes amis des yeux.

– Matricule 301, on regarde droit devant soi !

Je me replace d'un coup sec. Je déglutis péniblement. Je sais que je n'ai pas le droit à l'erreur ; au prochain avertissement, on m'élimine.

Aujourd'hui, c'est tir. Les cibles ont des formes humaines. Le centre est le cœur. Je me place, vise et tire. Je suis projetée en arrière, toujours surprise par le recul. Ma cartouche n'atteint pas la cible. Je ne suis pas faite pour la guerre et je n'accepte pas le fait de n'être qu'un soldat. Mais le Matricule 1000 me lance un regard noir et je comprends que je dois me ressaisir. Je trouve Adrian du regard. Ouf, il n'a pas dû se faire prendre. J'observe son geste précis et sûr. Il touche la cible en plein dans le mille. Je détourne le regard à l'instant même où le Matricule 1000 passe dans ma rangée.

Je me suis toujours demandé pourquoi on fait tout ça. L'entraînement, et tout. Pourquoi on consacre notre vie à apprendre à combattre un ennemi invisible. Ils nous déshumanisent et font de nous des soldats dans un but que je ne saisis pas. Peut-être qu'à un certain âge ils nous envoient à la guerre. Ici, on a tous entre 15 et 16 ans. On a été enlevé à nos parents à la naissance pour nous placer là. Le désir fou de retrouver mes parents me tord le ventre. Mais au Nord, au Sud, à l'Est comme à l'Ouest, il n'y a rien d'autre que de vastes plaines infinies ponctuées de Camps. C'est tout ce que je connais du monde.

Matricule 301Où les histoires vivent. Découvrez maintenant