Chapitre 23

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– Il n'a pas parlé de la peine de Tina.

Cela me taraude depuis ce matin. Cat et moi sommes rentrées chez nous – je suis si heureuse d'avoir retrouvé ma maison ! – et j'en profite pour lui faire part de mes doutes.

– Bah, pour un meurtre, c'est la perpétuité, c'est évident.

– Je ne sais pas... Le système juridique de ce petit village me semble vraiment primaire et pas vraiment au point, ça ne m'étonnerait pas que...

– Bon, vous avez fini, à la fin ? s'énerve Adrian. Tina va bientôt être libérée. Les Balances sont vraiment stupides d'avoir pu croire en sa culpabilité.

Moi qui croyais être au bout de mes peines... Cela me fait l'effet d'une gifle.

– Donc... Tu me crois toujours coupable ? fais-je d'une toute petite voix mal assurée.

– J'en sais rien.

– Laissez-nous, toutes les deux, renchérit Edward. A cause de vous, une de nos amies est morte, et l'autre est en prison. On ne veut plus vous voir.

– Eh bien, dans ce cas, partez ! hurle Catherine, visiblement dégoûtée par leur attitude. Nous, on ne bouge pas de chez nous !

– Très bien ! répond Edward sur le même ton.

Les deux garçons s'en vont. Adrian, avant de refermer la porte sur eux, me lance un ultime regard. Un regard que jamais je n'oublierai. Un regard qui me transperce au plus profond de moi-même, me déchiquetant de l'intérieur. Un regard de déception.

+ + +

Aujourd'hui c'est jour de corvée, et pas la meilleure. En effet, les corvées ont « tourné », c'est à dire que chacun en a changé. Et nous, nous avons été assignées au ramassage des déchets (clairement la corvée la plus intéressante...). Pourtant, j'y vais le sourire aux lèvres, car Catherine est à côté de moi, et rien (ou presque rien) ne peut me rendre plus heureuse.

De plus, hier après-midi et ce matin, des gens sont venus s'excuser. D'abord un grattement à la porte, d'un quarantenaire, je dirais, venu me présenter de faibles excuses quant aux accusations et calomnies dont il m'avait affublée. Puis ce furent des dizaines de coups qui furent frappés à ma porte, des grattements, mais aussi des petits coups frappés, des coups francs, parfois un seul coup. J'étais presque étourdie par la ronde d'hommes et de femmes qui entraient et sortaient de chez moi, me présentant leurs excuses mais aussi leurs condoléances, parfois paraissant sincères, d'autres fois moins. Cependant, je ne reconnaissais aucun visage de ceux qui m'avaient profondément blessée. Je suppose que ceux-là avaient trop de fierté pour reconnaître leur faute.

Je regarde le sol. Une fois un déchet ramassé, on reprend la recherche, puis quand on en a trouvé un nouveau, on le ramasse. Ainsi se résume la corvée que je vais devoir assurer ce mois-ci et ceux à venir. J'en viens à prendre conscience de cette ébauche d'anarchie dans notre village. Chacun jette ses déchets comme il l'entend, il n'y a aucune loi établie afin de réguler cela. D'ailleurs, aucune loi n'a jamais été établie, bien que le chef m'ait rapidement parlé de son désir de rédiger sur papier les valeurs qu'il tenait comme fondamentales, les droits qu'il tenait comme inaliénables. En attendant, les habitants vivent selon leur propre morale, ayant trop souffert de l'esclavage des Camps pour désirer l'imposer à qui que ce soit, et ainsi aucun délit, ou presque, n'est commis. Quant à la Justice, elle est exercée tout simplement selon ce qui semble aux Balances acceptable, ou non.

Alors que mon regard fouille frénétiquement les alentours à la recherche d'un déchet qui m'aurait échappé, un détail attire mon attention. Un morceau de tissu rose. Serait-ce... ? Sans répondre à Catherine qui me demande où je vais, je m'en approche. Mon cœur tambourine dans ma poitrine tout pendant qu'un souvenir plutôt désagréable me revient en mémoire. Le bout de tissu est coincé sous une racine d'un vieil arbre mort, et me semble difficile d'accès. Je me mets alors à genoux, et commence à tenter de le décoincer. Alors que je parviens à le dégager de quelques centimètres, j'en ai tout d'un coup la certitude : il s'agit bien du drap que Tina avait autour de la taille lorsque je l'ai vue la première fois, et qu'elle m'avait agressée avec son pistolet. D'ailleurs, il s'agissait probablement du même pistolet que celui qui avait tué Solange. Je tente de chasser ces pensées lorsque quelqu'un m'écrase le pied.

– Hé ! Fais gaffe !

– Oh, pardon... Je suis... Vraiment désolé.

Je tourne la tête. Le garçon qui se tient debout près de moi m'est inconnu, il semble avoir 18 ans environ. Ses yeux sont d'un noir profond, et je me surprends à m'y perdre quelques secondes. Il a une allure frêle, n'est presque pas musclé – aurait-il échappé aux Camps ? Pourtant, une grande force semble se dégager de lui, que je n'explique pas.

Comme le silence se prolonge et en devient presque gênant, je prends enfin conscience de la position dans laquelle je suis. Je suis à quatre pattes dans la terre, comme un animal, un sac poubelle plein d'ordures à côté de moi. Je me relève alors subitement, tout en tentant de faire tomber la terre de mon pantalon, sous le regard (que je devine simplement) du jeune homme.

Cependant, lorsque je relève la tête vers lui, je remarque qu'il ne fait plus attention à moi. Une petite fille très mignonne qui ne doit pas avoir plus de 7 ou 8 ans s'agrippe à sa jambe, et il la regarde avec tendresse. Je suis de plus en plus gênée et songe à m'éclipser discrètement, lorsqu'il se retourne vers moi, sans que je m'y sois attendue. Il m'adresse un sourire. Je suis tellement angoissée que je ne le lui rends pas.

Le garçon ne semble pas vexé par mon manque apparent de sociabilité ou même de sympathie, et se retourne pour s'apprêter à repartir. C'est alors que je me dis que c'est maintenant ou jamais, il faut que je dise quelque chose. J'émets un grognement. Incompréhensible.

– Oui ?

Cette fois, je ne me risque pas à tenter une réponse, ma gorge est bien trop nouée, de honte. C'est alors que le garçon trébuche et... S'étale de tout son long. Je ne sais d'abord comment réagir, quand soudain la petite fille part dans un grand fou rire. Il se met alors à l'imiter, il est vrai que son rire est contagieux. Je me fais d'ailleurs contaminer moi aussi, et éclate de rire.

Tout pendant que nous rions, mon regard croise celui du jeune inconnu. Enfin un regard qui n'est pas empli de honte, ni de gêne, ni de confusion, mais un regard que je dirais presque complice. Alors qu'il s'en va cette fois pour de bon, il se retourne et me dit :

– Encore désolé, pour ton pied.

– Je... Tu as de la terre sur les fesses.

Si ma réponse est vraiment idiote, elle a au moins le mérite de le faire rire. Je le regarde s'éloigner, et alors qu'il est presque hors de ma vue, je jurerais l'avoir vu se les frotter discrètement.







Matricule 301Où les histoires vivent. Découvrez maintenant