Chapitre 3

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Il est 5 heures passé quand je finis de nettoyer toutes les surfaces au sol du Camp. Je suis épuisée, et je ne songe qu'à m'endormir. Je somnole à moitié. Cela ne sert à rien de retourner au dortoir ; au Camp, on se lève à 5 heures 30. Je décide quand même de me changer et de prendre une douche, impatiente de voir mes amis et de savoir s'ils ont reçu mon mot. Je sais que je ne pourrai pas leur parler, mais un regard suffira pour que je comprenne s'ils ont eu bonne réception de mon message.

Les soldats – oui, ici, nous sommes tous des soldats – entrent dans la Salle de Restauration une dizaine de minutes plus tard, en rang, sans un mot, comme à l'ordinaire. Je repère Catherine et les trois autres qui, défiant la règle qui leur impose de regarder droit devant eux, me cherchent du regard. Ils ont donc bien vu mon mot sous leur oreiller. Reste à savoir ce qu'ils en pensent...

Après un verre de lait en guise de déjeuner, comme chaque matin, on rentre, toujours en rangs et le pas cadencé et coordonné, dans la Salle d'Entraînement. Je me demande quel exercice nous réserve le Matricule 1000 aujourd'hui.

Lancer de couteaux. Il y en a des centaines, alignés sur de grandes tables. Rien de très nouveau pour moi ; je pratique cet exercice depuis mon plus jeune âge. Les cibles à formes humaines ont été réinstallées. Le Matricule 1000 donne des coups de sifflet réguliers, et chacun s'avance, lance son couteau puis repart dans cette coordination parfaite qui m'a toujours impressionnée.

Je souri. S'il y a un domaine que j'aime et dans lequel je suis forte, c'est bien celui-là. J'ai toujours été plus à l'aise avec un couteau qu'avec un fusil. Je prends le couteau, vise et lance. Mon couteau tournoie et se plante dans la cible tout près du centre. Presque tous les autres tombent au sol dans un vacarme assourdissant et je suis de loin celle qui a le mieux réussi son lancer. Je tente un regard du côté du Matricule 1000, toute fière de moi. Mais il reste impassible et je ne décèle aucun signe de félicitation à mon égard.

– Matricule 301, on regarde droit devant soi !

Et en plus, il me réprimande ! Je sens le rouge me monter aux joues. Je détourne la tête. Je crois que depuis mon excursion de la semaine dernière, il m'a dans le collimateur ! Mais en même temps, je ne suis qu'un soldat. Il n'a aucune raison de me féliciter.

+ + +

C'est ce soir. LE grand soir. Le soir de mon rendez-vous avec mes amis. Je serre le document contre moi. Il s'agit de ne pas se faire prendre, je ne peux pas risquer d'avoir un deuxième avertissement. J'ai réussi à dérober un couteau, ce matin, lors de l'entraînement, à un moment d'inattention du Matricule 1000 (ce qui est très rare chez lui). Des soldats m'ont vue, mais je crois – et j'espère – que personne ne m'a trahie.

J'ai donné rendez-vous à mes amis dans la salle de bain commune à minuit. Il y a une grande rangée de cabines de douche d'un côté et des lavabos de l'autre, et c'est assez spacieux. Ce lieu m'a paru être l'idéal. Normalement, il n'y aura personne. A part le garde à l'entrée.

J'ai la gorge sèche. Je n'ai jamais tué d'homme dans ma vie. Que suis-je en train de faire ? Je serre le manche de mon couteau, glissé dans ma ceinture, de toutes mes forces, à tel point que mes phalanges blanchissent. Je serre le précieux document de mon autre main.

Il y aura une caméra. Nous avons été depuis toujours habitués à ce qu'on nous filme sous la douche. De sorte, ça ne nous gêne plus. Je vais donc devoir m'en charger.

J'arrive à 23 heures près la salle de bain. Je me suis laissé une heure pour tuer le garde et mettre hors de service la caméra. Pour l'instant, aucun incident notable. Je distingue le garde, devant la porte de la salle de bain. Je m'approche. Je n'ai pas du tout réfléchi à la façon dont je vais m'y prendre pour le tuer. Je tremble. Rien que d'avoir cette pensée, celle de tuer, me fait culpabiliser terriblement. Je ne suis pas une meurtrière. Mais il faut qu'il meure, sinon il va prévenir les autres et c'est moi qui me ferai exécuter.

Je recule d'un pas. Je regrette, tout d'un coup. Je voudrais ne jamais avoir trouvé ce document. Mais je pense à me parents. La possibilité (si infime soit elle) de les retrouver me redonne un peu de courage. J'avance à pas de loups.

Je m'approche du garde. Avec la ferme intention de le poignarder. Je fourre le document sous ma salopette et sors mon couteau. Il ne m'a pas vue. Je glisse dans la pénombre et le contourne, pour l'avoir de dos. Je m'apprête à lancer mon couteau quand il s'écroule, sans vie. Une tache de sang se forme et s'agrandit sur son ventre, il doit avoir été tué par balle. J'en reste coi, la mâchoire béante. Quand soudain quelqu'un m'agrippe le bras droit et me le bloque dans mon dos. Il me disloque littéralement l'épaule et je ne peux plus bouger, folle de douleur. Il appuie le canon de son pistolet sur ma tempe.

Il charge. J'ai des sueurs froides. Je transpire abondamment, terrifiée. Je ne veux pas mourir. Une mèche de cheveux brune me chatouille le cou. Tiens, mon agresseur serait donc une fille ? C'est vrai que je n'avais pas envisagé cette option.

Elle m'entraîne dans un placard remplit d'ustensiles de ménage et m'y pousse violemment. Elle ferme à clé, glisse la clé dans sa poche puis daigne enfin s'écarter de moi. Je peux maintenant la regarder. Elle est plutôt belle, à mon grand étonnement, et ses traits sont fins et réguliers. Seul contraste avec son visage tout en finesse : son corps musclé. J'ai rarement vu une fille aussi musclée qu'elle. Elle porte un drap rose autour de la taille. Je me demande comment elle l'a obtenu ; il ne fait pas du tout partie de la tenue règlementaire.

– Que... que me veux-tu ? parviens-je à balbutier.

– J'étais de corvée de ménage en même temps que toi, hier, me dit-elle de sa voix fluette, qui contraste tellement avec sa morphologie. Et je t'ai vue déposer les petits papiers sous les oreillers de tes amis. Je les ai alors lus. Tu parlais d'un document officiel qui permettrait de retrouver la trace de nos parents. Donne-le-moi.

Je ne sais pas quoi répondre. Elle a replacé le pistolet sur ma tempe, et elle serait très bien capable de tirer. Mais en même temps, je ne veux pas lui donner le document.

– T'as perdu ta langue ? me lance-t-elle, d'une voix qui trahit son impatience. Donne-le-moi gentiment, et tout ira bien.

Je déglutis péniblement. Mais j'ai une idée.

– Viens avec nous au rendez-vous avec mes amis, comme ça je te présenterai le document en même temps.

– Bon, c'est d'accord, mais au moindre mouvement de résistance, je tire.

Elle appuie ses propos en secouant son pistolet devant mon visage. Puis elle déverrouille la porte et m'entraîne dans le couloir. Elle reprend mon bras qu'elle replace dans mon dos. La douleur me fait étouffer un cri.

– Désolé, s'excuse-t-elle. Je ne peux pas risquer que tu t'enfuies.

Nous enjambons le garde qui gît au sol. J'avais prévu de recouvrir mon visage de mon t-shirt, dans lequel j'avais fait deux trous, pour ne pas me faire repérer par la caméra. Mais mon agresseur  est mieux parée que moi pour ce genre de situation. Elle sort de son sac deux cagoules noires, m'en tend une et enfile l'autre. Je ne peux m'empêcher de me demander comment elle les a obtenues.

Sans un mot, elle repère la caméra, et tire dedans, en plein dans le mille. Je ne peux qu'envier son geste précis et sûr. Mais je suis quand même un peu déçue. J'étais impatiente à l'idée de casser la caméra avec mon couteau, comme une vraie rebelle ! J'enlève ma cagoule et la lui rend. Elle fait de même.

Je regarde l'horloge accrochée au mur. Ici, nous n'avons pas de gadgets ni d'objets personnels, donc pas de montres. Il est 23 h 47. Les autres ne vont pas tarder à arriver. J'espère qu'il ne leur arrivera rien.



Matricule 301Où les histoires vivent. Découvrez maintenant