Chapitre 21

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Je suis sur la place publique, en retrait. Sur l'estrade, c'est Tina. C'est elle qui a été élue en tant que nouvelle sous-chef. Je me demande comment elle a fait pour entrer dans les faveurs du chef et obtenir ce titre. Tina. Je l'avais presque oubliée, celle-là. Je sens qu'avec elle aux commandes, ma vie ne va pas être de tout repos.

J'ai l'impression qu'elle recherche quelqu'un du regard. Ses yeux balayent la foule frénétiquement. J'ai comme une mauvaise intuition... Et si c'était moi qu'elle cherchait ? J'aurais dû partir, mais au lieu de cela, je me place bien en évidence au milieu de la foule, dans un besoin de vérifier mes craintes.

Lorsqu'elle me voit enfin, elle cesse de chercher, et soutient mon regard. Un tremblement me parcourt, que me veut-elle ? Va-t-elle prononcer un discours à mon encontre ? A mon grand soulagement, elle ne dit rien. Mais ce qu'elle fait est pour moi bien pire : elle m'adresse un petit sourire moqueur. Mais qu'a-t-elle donc derrière la tête ?

Je détourne les yeux et rentre dans la maison de mes nouveaux amis. Il n'y a personne ; tout le monde est encore sur la place publique. Je m'assieds et repense à ce petit sourire. Il m'était forcément destiné. Je tente cependant de me raisonner ; elle voulait sûrement simplement me narguer de m'avoir volé mon titre, rien de plus. Oui, ce devait être cela.

Pourtant, le soir venu, je ne parviens pas à trouver le sommeil. Je ne connais Tina que trop bien pour savoir qu'elle ne s'en tiendra pas à cela et je crains ce qu'elle me réserve. Et soudain, je me sens faible à penser tout cela, à la craindre comme un rat devant un chat affamé. Je suis celle qui s'est évadée, celle qui nous a libérés, tous ! Je suis leur sauveuse ! Je ne crains personne. Je me répète ces quatre mots libérateurs et finis par m'endormir.

+ + +

L'affaire du meurtre semble s'être tassée. Cela fait maintenant plusieurs jours que l'on ne m'a pas réinterrogée et je commence à croire que je ne serai pas inculpée. Cependant, mes amis me manquent. Alors je décide de leur rendre visite dans une ultime tentative de m'expliquer, espérant de tout cœur que notre amitié passée les poussera enfin à me croire.

Quand j'arrive devant mon ancienne maison, une bouffée d'émotion me submerge. Cela doit faire un mois que je n'y ai pas remis les pieds, un mois que je n'ai pas parlé avec mes amis. C'est jour de repos aujourd'hui, ils doivent être à la maison. Je m'approche et pousse doucement la porte d'entrée. Quand soudain j'arrête brusquement mon geste ; parmi les éclats de voix, je crois en avoir reconnu une qui n'a rien à faire chez nous. Je m'arrête alors pour écouter leur conversation.

– Je... J'ai quelque chose à vous avouer.

C'est la voix de Catherine. Tout le monde se tait soudain.

– En fait... J'ai ma part de responsabilité dans la mort de Solange.

– Hein ? Mais qu'est-ce que tu racontes, enfin ? C'est Natalie et elle seule qui l'a tuée, tu n'y es pour rien, toi, ma Cat adorée !

C'est bien la voix de Tina, cette fois je n'en ai plus aucun doute. J'entrouvre alors un peu plus la porte le plus discrètement que je le peux, et vois Tina qui a pris Catherine dans ses bras. Adrian et Edward sont assis à côté d'elles, ils forment tous les quatre un cercle comme nous en avions coutume il y a à peine un mois. Edward tient la main de celle qui fut autrefois ma meilleure amie, cela est insensé. Je vois au visage de Tina qu'elle n'est pas sereine du tout, et je me demande pourquoi. Elle se détache de Catherine et renchaîne :

– Ma chérie, tu sais, ça ne sert à rien de remuer le passé, comme ça. Ça ne fait que ressurgir la douleur. Il faut passer à autre chose, maintenant, d'accord ?

– Non, Tina. Je veux vraiment vous en parler, ça me libèrerait d'un poids.

– Mais...

Catherine ne la laisse pas reprendre la parole et continue avec un débit bien supérieur à la normale :

– En fait, Edward, je t'aime depuis toujours. J'attendais que tu te sépares de Solange mais les années passaient et il n'en était rien. Alors il y a quelque temps, j'ai pris peur. Vous comprenez, Solange t'avait toi, Edward, et je croyais que tu aimais Nat, Adrian... Alors j'ai pensé que je finirais ma vie seule et ça m'a fait littéralement péter un câble. Dans mon grand égoïsme, j'ai donc décidé de te séparer de Solange, dit-elle en se tournant vers Edward, qui lui tenait toujours la main. Je suis désolée.

– Mais... Qu'as-tu fait ? Et en quoi cela a un rapport avec sa mort ?

– Attends, tu vas voir. Je vous ai donc, au fil des jours, montés l'un contre l'autre, jusqu'à votre séparation. Sauf que ce que je n'avais pas prévu, c'est que Solange tomberait amoureuse d'Adrian. Si je ne vous avais pas séparés, cela ne serait pas arrivé et Nat n'aurait jamais été jalouse d'eux, n'aurait jamais tué Solange.

– Ne dis pas n'importe quoi, ma chérie... Ça n'allait plus avec Solange depuis bien longtemps ! C'est toi que j'aime... Si Nat l'a tuée, ce n'est en aucun cas ta faute, tu m'entends ?

N'y tenant plus, je débarque en trombe dans la maison.

– Je n'ai tué personne, c'est bien clair ?

Catherine se lève, avec une expression révoltée.

– Ah oui ? Et qui est-ce, alors ? Je te rappelle que tu étais seule avec elle !

– Je... balbutié-je, avant que l'évidence ne me frappe comme un coup de fouet. C'est elle !

Joignant le geste à la parole, je pointe Tina du doigt. Elle ne semble clairement pas à l'aise mais reprend vite contenance.

– Ah ah, elle est bien bonne celle-là. Tu veux accuser le chien, aussi, peut-être ?

– Tu as tiré par l'embrasure de la porte ! Elle ne fait pas de bruit en s'ouvrant, d'ailleurs, m'avez-vous entendue entrer ? Non ! Tu as fait cela pour me voler ma vie, mon titre, mes amis, et même celui que j'aime ! Et d'ailleurs tu t'en es bien tirée, tu as failli réussir, hein ? Mais comme c'est dommage, j'ai tout compris, et maintenant la vérité a éclaté au grand jour !

Comme j'étais fière en prononçant ce discours ! Mais je comprends vite que la réalité est bien loin des histoires (comme celles que l'on se racontait autour du feu, tous les cinq – oh non, ne plus penser à cela) quand je vois le visage toujours aussi fermé de mes amis.

– Non mais oh ! intervient Adrian. Tu oses accuser Tina ? On s'était trompés sur son compte, c'est une fille extraordinaire ! Sors de chez nous !

Entendre ces mots, et de la bouche d'Adrian de surcroît, est pour moi affreux. Je me sens comme prise dans un étau, j'étouffe. Je lance à mes anciens amis un ultime regard baigné de larmes et pars de cette maison qui fut un jour mienne, pour ce que je pense alors être la dernière fois.


Matricule 301Où les histoires vivent. Découvrez maintenant