Chapitre 13

87 14 2
                                    

On marche depuis une bonne demi-heure déjà. Finalement, Solange a accepté de venir avec nous, elle n'a presque plus mal à sa cheville. Mes entrailles me serrent et me brûlent. Penser que c'est moi qui ai créé cette situation me crée un immense sentiment de culpabilité. Je lance des regards frénétiques autour de moi, dans l'espoir d'un signe qui pourrait trahir la présence de mon père parmi nous. Je n'ai pas osé aller voir s'il s'était porté volontaire pour servir de garde-manger mais je n'ai plus beaucoup d'espoir. Et si ce que je crains se révèle vrai... Ce serait un peu comme si j'avais tué mon père.

On ne marche pas longtemps avant d'apercevoir les premiers signes d'une civilisation. Peut-être deux ou trois jours, tout au plus. D'un côté, ça me rassure de savoir que nous ne sommes pas seuls au monde, mais ça me fait un peu peur, aussi. On raconte beaucoup de légendes sur les hommes qui habitent en dehors des Camps. Certains parlent de géants, d'autres d'hybrides... Mais étant donné que personne avant nous (en tous cas à ma connaissance) ne s'était enfui des Camps, nous n'avions aucun moyen de le vérifier.

– Arrêtez-vous ! crie Nick, le chef, qui est monté sur une grosse caisse en bois et met ses mains en porte-voix afin de se faire entendre de tous. Bon. Alors, comme vous avez pu le remarquer, nous voici à proximité d'une civilisation. Je vois que tout le monde a sorti ses armes, par peur de se faire attaquer par une créature inconnue... Rangez-les. Tous ! Vous comprenez, nous n'arriverons jamais à collaborer ou même cohabiter avec une civilisation si nous arrivons menaçants. Ils vont croire que nous leur déclarons la guerre. Et je vous assure que moins il y aura de combats, mieux ce sera. Bon. Nous allons nous présenter aux portes de leur village. Ensuite je m'entretiendrai avec le chef pour faire des échanges d'armes contre de la nourriture et des graines pour que nous puissions ensuite faire nos propres récoltes. Peut-être que j'arriverai même à leur échanger des animaux afin de commencer un élevage.

Des cris joyeux s'élèvent de notre groupe. Nous marchons encore  quelques minutes puis arrivons devant les portes de leur village. Je m'attendais à ce que ce soit un gros bâtiment dont les murs sont en béton blanc, comme chez nous, avec un toit plat et blanc aussi. Mais il n'en est rien. Une palissade de bois entoure ce qui semble être un ensemble de plein de petites maisons en bois également. D'après les cris que je perçois, des enfants s'amusent dehors. Un sentiment d'injustice intense me submerge. Et dire que moi, j'ai passé toute mon enfance dans un Camp d'Entraînement, sans pouvoir voir la lumière du jour !

Mais mes réflexions sont vite interrompues. Des dizaines d'hommes s'approchent de nous, mais ils n'ont pas vraiment l'air de venir en paix... Ils ont des sortes de lances dans les mains, certains grincent des dents, d'autres poussent des cris menaçants. Nous sommes complètement désarmés, et ils ne mettent pas longtemps à nous encercler. Ils nous emmènent dans leur village. Un mince espoir surgit en moi, celui selon lequel ils nous font une escorte, mais je me rends vite à l'évidence ; ces hommes n'aiment pas les étrangers et ne nous veulent pas de bien.

J'ai soudainement peur... Que vont-ils nous faire ? Je ne veux pas mourir ! Avant que j'aie pu esquisser le moindre geste pour sortir un couteau de mon sac à dos, un des barbares (tout du moins c'est comme ça qu'ils m'apparaissent, comme des barbares) me l'arrache violemment. D'après ce que je vois, les autres soldats (enfin, anciens soldats) de notre groupe sont tout aussi démunis que moi.

Je cherche vainement un moyen de m'échapper, une faille, mais les barbares ne nous laissent aucune chance. Bientôt, une corde me lie étroitement les poings derrière le dos. Je me sens prise au piège, sans aucun moyen de défense. Notre escorte (définir nos ravisseurs ainsi me ferait presque rire) nous emmène dans un coin reculé du village, vers un bâtiment d'apparence bien plus massive et imposante que leurs maisonnettes, mais toutefois toujours en bois. Les barbares nous fouillent afin de vérifier que nous n'avons rien gardé sur nous, puis nous traînent de force dans une sorte de... prison. Le mot lui-même me fait frissonner. Je mets du temps à me l'avouer, tant je mets d'énergie à refuser l'évidence, mais nous sommes, maintenant, leurs otages, leurs prisonniers. Je déglutis péniblement. J'ai la gorge sèche. Je me débats de toutes mes forces pendant qu'un de nos ravisseurs me pousse contre mon gré dans une petite pièce exigüe ; ma cellule. Il n'y a absolument rien dedans, pas même un lit, pas même une jarre d'eau. Il n'y a rien.

+ + +

Cela fait deux heures que j'ai acquis le statut peu attrayant de prisonnière. Deux anciens soldats des Camps sont avec moi. Leur présence devrait me rassurer, mais je ne parviens pas à me calmer. Je n'arrive pas à croire à ce qui nous arrive. Tout cela me semble si... surnaturel. Je lève les yeux au plafond, cherchant un moyen de me sortir de là. Il est hors de ma portée. Deux minces espaces laissent filtrer la lumière, juste assez pour que je puisse distinguer les contours de mes camarades. Avant d'être enfermée avec eux, je ne les connaissais que de vue, et encore, à la réflexion, je me demande s'ils ne seraient pas de parfaits inconnus. Peut-être pas. L'un d'eux est un ado au crâne rasé qui doit avoir environ 20 ans et l'autre, grand et imposant, doit frôler la trentaine. Je regrette de ne pas être avec l'un de mes amis mais en même temps, je reconnais que les chances étaient minces. Et je crois que nos charmants agresseurs ont privilégié les mélanges d'âges.

– On est dans une belle galère, hein ?

Je sursaute. C'est la première fois que l'un d'entre nous parle. Je me retourne : c'est le trentenaire. Il n'obtient aucune réponse mais ne semble pas s'en formaliser.

– C'est quoi, vos noms ?

– Natalie.

Ma voix sonne bizarrement. Je suis d'ailleurs étonnée qu'elle fonctionne toujours, tant ma gorge est nouée.

– Matricule 2033. Enfin, je veux dire... Appelez-moi Matt, répond le plus jeune.

– Et moi Flamme.

– Flamme ? bredouillé-je. Mais... Ce... Ce n'est pas un nom !

– Appelez-moi Flamme.

La sècheresse de sa réponse me cloue immédiatement le bec. J'ai comme l'impression que ce gars-là, il ne faut pas trop le frustrer.

– Bon... Des idées ? reprend-il.

Je le regarde un instant, interloquée, avant de comprendre : il demande si nous avons des idées pour nous sortir de là, bien-sûr. Encore une fois, aucun de nous ne prend la peine de lui répondre ; si nous avions eu une idée pour sortir, nous l'aurions fait savoir avant.

Soudain, sans prévenir, le dénommé Flamme se jette en avant, vers la porte de bois, et se met à taper de toutes ses forces, comme un fou. Avant même que je le voie, après de longues minutes de tentatives acharnées, s'éloigner bredouille, je savais que sa tentative était vouée à l'échec : ces imbéciles de barbares ne nous auraient pas enfermés dans une prison dans laquelle nous pourrions sortir rien qu'en tapant sur la porte.

Je m'agenouille, la tête dans les mains. J'ai échoué. Nous avons tous échoué. Les femmes et enfants restés là-bas vont mourir, aussi sûrement que nous aussi finirons par mourir. J'ai libéré 5000 personnes d'une forme d'esclavage, et pour y parvenir j'en ai tué des centaines d'autres, pour finalement faire prisonniers ceux que j'avais libérés. Qu'y ont-ils gagné ? Rien. Absolument rien, et tout cela à cause de moi. Je sens la honte me submerger et je presse mes paupières le plus fort possible en me persuadant que tout cela n'est qu'un cauchemar.



Matricule 301Où les histoires vivent. Découvrez maintenant