Chapitre 20

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Cela fait maintenant deux mois que nous sommes installés dans notre nouvelle maison, et tout se passe pour le mieux. Je n'ai jamais vu Catherine aussi heureuse. Le soir, on se réunit tous les cinq dans la pièce principale, assis à même le sol, et on discute pendant des heures. On se raconte des histoires. J'ai vraiment le sentiment de vivre, enfin. J'arrive même presque à en oublier l'amour qui lie Adrian à Solange, et qui semble s'accroître de jour en jour. Edward, lui, se dit heureux pour ses amis, même si parfois je vois passer un voile mélancolique devant ses yeux lorsqu'il les regarde, mais qui s'efface presque aussitôt.

Nous n'avons toujours pas de nouvelles de Tina ni de sa prétendue vengeance et je l'ai presque oubliée. Il m'est arrivé une ou deux fois de la recroiser mais j'ai aussitôt détourné la tête et aucun incident n'est survenu, ce qui m'étonne d'elle, je dois l'avouer. Après tout, peut-être n'est-elle pas si rancunière.

L'hiver approche. Je n'avais jamais connu le froid, le Camp était toujours chauffé. Notre petit village meurt en même temps que les arbres se dénudent, mais cela ne rend les foyers que plus chaleureux. Les garçons ont aménagé chez nous un espace pour faire du feu ainsi qu'un conduit pour évacuer la fumée et parfois on se réunit tous les cinq devant, le soir. Même si personne ne parle, nous savons tous que chacun repense à ces soirées autour du feu dans cette plaine, les derniers dimanches du mois.

Ma vie est presque trop belle pour que cela ne soit pas suspect.

+ + +

En effet, les choses n'ont pas mis longtemps avant de se gâter sérieusement. Je suis debout devant un cadavre.

Ce cadavre, c'est celui de Solange. Je ne comprends pas, je ne comprends rien à ce qui s'est passé. Je ne peux que la regarder, avec ses yeux voilés, un léger sourire qui flotte encore sur son visage et cette tache rouge qui s'accroît sur sa poitrine à chaque seconde. J'essaie sans relâche de me remémorer ce qui s'est passé.

Catherine, Adrian et Edward étaient partis tôt le matin, sans rien dire. Lorsque je me suis réveillée ce matin-là, je n'ai trouvé que Solange et trois lits vides. J'ai immédiatement voulu partir à leur recherche mais Solange m'en a dissuadée, me disant que cela ne servirait à rien, qu'ils étaient grands et avaient le droit de sortir sans notre permission. J'ai fini par me laisser convaincre.

La journée s'est déroulée normalement. C'était jour de repos, alors Solange et moi sommes restées à la maison. Nous avons joué au morpion à même le sol, traçant la grille avec nos doigts dans la terre battue.

Ce n'est que dans la soirée que tout a basculé. Solange venait de se lever, pour faire, heu... Je ne sais même pas ce qu'elle était partie faire. D'ailleurs je ne le saurai très certainement jamais. Peut-être partait-elle simplement aux toilettes ?

Dans tous les cas, elle n'est pas restée debout longtemps. A peine s'était-elle levée que cinq coups de feu ont claqué dans le calme du petit village. Je me suis vivement retournée, effrayée. Puis mon regard s'est posé sur Solange. Les balles avaient déchiré sa poitrine, du sang sortait de sa bouche. Je l'ai vue tomber en arrière, comme au ralenti. C'était comme si les balles m'avaient touchée aussi tant j'avais mal. Mon amie s'effondrait là, devant mes yeux, et je ne pouvais rien faire. Alors je me suis précipitée et ai tenté de réaliser un garrot avec mon t-shirt, comme on nous l'avait appris aux Camps. Pourtant, je savais bien au fond de moi que c'était fini. Mais je ne voulais pas m'y résoudre. J'ai senti un objet frapper mon mollet. C'était le révolver, sûrement celui qui avait tué Solange. Sur le moment, je n'y ai pas fait attention. J'ai plongé mes yeux dans ceux de Solange, cherchant une solution. Elle m'a regardée ; le temps semblait suspendu. Puis, dans un ultime effort, elle m'a souri avant de rendre son dernier souffle.

+ + +

Les jours qui ont suivi ont certainement été les pires de ma vie. Mes trois amis sont rentrés quelques minutes seulement après la mort de Solange, alarmés par les coups de feu. Ils savaient que j'avais été seule avec elle toute la journée, et ils m'ont retrouvée debout devant son cadavre, les mains en sang et un revolver à mes pieds. Alors, après une courte stupéfaction, ils se sont rués sur moi, me hurlant des choses comme : « Je vais te tuer ! », « Dégage de chez nous ! », tout en me frappant. J'étais sonnée et révoltée par leur réaction mais cela m'importait peu à côté de la mort de mon amie. Alors je suis sortie sans un mot, pleurer toutes les larmes de mon corps dans le froid glacial de l'hiver.

Le soir, je suis allée frapper à la porte de mes anciens camarades de prison, Matt et Flamme, qui m'ont gentiment accueillie, sans poser de question. Ils avaient sympathisé pendant notre incarcération et avaient pris une maison tous les deux. Ils m'ont installé des couvertures dans le salon. Apparemment, la rumeur du meurtre ne s'était pas encore répandue jusqu'ici.

C'est par la suite que les choses ont dégénéré pour moi. Après l'enterrement de Solange, plus un habitant n'ignorait l'affaire. Ce n'était pas la première fois que quelqu'un mourait dans ce petit village chaotique mais cela faisait toujours beaucoup de bruit. Une enquête avait débuté par les habitants chargés du maintien de l'ordre et pour l'instant aucune conclusion n'avait pu être établie, mais les habitants étaient tous ou presque convaincus de ma culpabilité. On s'écartait de mon chemin, on m'insultait de tous les noms, on me jetait même parfois des pierres. Seuls Matt et Flamme semblaient me croire innocente, à mon grand soulagement. Pourtant, je voyais bien que ma présence sous leur toit les dérangeait, les rendant eux aussi victimes d'injures et de rejets, et je pensais déjà à une solution pour m'héberger autrement.

Mais le pire dans tout ça était les accusations de mes amis. Eux qui me connaissaient depuis toujours, comment auraient-ils pu me croire capable de faire cela ? Catherine leur avait parlé de mon amour pour Adrian, qui n'avait étonné personne. Alors pour eux mon mobile était clair : me débarrasser de ma rivale, qui m'avait volé mon homme.

J'ai passé la plupart des jours suivants dans la petite cabane des interrogatoires, entre des nuits peuplées de cinq coups de feu et d'un cadavre ensanglanté. Quand je n'arrivais pas à dormir, je délirais seule dans le noir, m'arrachant les cheveux. La journée, j'essayais de répondre le plus fidèlement possible aux questions qui m'étaient inlassablement posées, je relatais cent fois les faits, ces cinq coups de feu sortis de nulle part, tirés par un inconnu invisible. Visiblement, on ne me croyait pas. Une prison avait été construite il y a quelques semaines et un prisonnier y dormait déjà, je craignais d'y être emmenée. Mais la justice de mon village était bien faite ; ils ne voulaient pas me condamner sans preuves irréfutables.

J'ai alors commencé à songer à ce mystérieux meurtrier. Comment avait-il pu tirer ? Il était forcément posté à l'extérieur de la maison. Aucun interstice ne lui aurait permis d'y passer le chien du revolver, sauf une fenêtre ou porte restée entrouverte, mais je n'arrive plus à me souvenir si c'était le cas. Sur le moment, je n'ai pas vraiment songé à vérifier.

Lorsque j'ai soumis cette hypothèse à ceux qui assuraient mon interrogatoire, on ne m'a d'abord accordé aucun crédit. Puis on s'est penché sur ma suggestion. On m'a fait redire que Solange était bien dos à la cheminée, que les balles l'avais touchée de face. Et effectivement, on aurait très bien pu avoir tiré depuis la porte d'entrée. Catherine, Adrian et Edward ont été interrogés, on leur a demandé si la porte était ouverte à leur arrivée ; ils ne se souvenaient plus. On m'a demandé si j'avais entendu la porte s'ouvrir ou se fermer ; je n'en savais rien. Si la porte était ouverte depuis le début ; je n'en avais aucune idée. Honnêtement, avec le froid hivernal, je ne pense pas qu'on l'aurait laissée ouverte, mais je n'allais pas non plus m'enfoncer moi-même.

Au bout de deux semaines, l'enquête n'avait toujours pas avancé. On m'a laissée repartir, mais je devais toujours être présente pour de futurs hypothétiques interrogatoires. On m'a tout de même démis de ma fonction de sous-chef, ce dont je me moquais bien. En ce jour, j'avais perdu bien plus : mes amis.

En cet instant, je suis assise avec Flamme et Matt sur une couverture, jouant avec eux au jeu de la vérité, tentant de faire comme si rien de tout cela ne s'était passé. On évite soigneusement les questions concernant l'affaire, mais c'est comme si une ombre planait au-dessus de nos têtes.

Matricule 301Où les histoires vivent. Découvrez maintenant