6. Le domaine.

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J'ouvre les yeux, et elle est déjà debout, en train de me fixer avec insistance. Je peux la comprendre, j'ai encore fait un cauchemar, et je dois certainement le porter sur mon visage. Haletant, transpirant, je ne suis pas sûr que ce rêve ne soit pas un souvenir. 

"Les nuits sont dures, hein ? Me lance Angelica en guise de bonjour.

- Très... Et le pire, c'est que maintenant que je sais ce que je suis, je ne peux pas dire avec certitude que ce ne sont que des rêves...

- Ah ? Et de quoi rêves-tu exactement ? 

- Je... je me vois dévorer de la chair humaine."

A la prononciation de cette phrase que je vis plus comme un aveu, je me sens terriblement honteux. Angelica me rassure en me répétant que de toute façon, je n'étais pas pleinement maître de ce que je faisais, et que ce n'était pas de ma faute, c'est le jeu. Et sur ce point, elle a raison, me lamenter sur mon sort ne changera pas ce que j'ai fait. Vous savez, ce qui renforce la honte, c'est de se dire qu'on a commis des horreurs, et pourtant, on ne peut même pas véritablement l'avoir sur la conscience, car tout ceci est totalement absent de la mémoire, effacé.

Angelica ne me laisse pas le temps de réfléchir plus et me tend des fruits secs et une sorte de pain légèrement rassi, avec de la confiture. Elle semble pressée, ainsi je n'ose pas lui demander comment a-t-elle pu se procurer tout cela dans un monde terrassé par une apocalypse zombie. De toute façon, je n'ai pas véritablement envie de m'engager dans une conversation, mon humeur ce matin n'est pas à la gaieté, ce qui est surprenant dans la mesure où hier soir, j'étais on ne peut plus enjoué. Prendre l'air dans une relative sécurité me fera le plus grand bien... Allez, Raphaël, haut les cœurs...

Comme prévu, Angelica me fait faire le tour du propriétaire : la résidence et son jardin sont immense. Le mot jardin étant ridicule si l'on prend en compte qu'une partie boisée et un étang le composent, entre autre. Un potager à moitié en jachère, et l'autre toujours cultivée par Angelica. Lorsque je lui demande comment se fait-il que la partie boisée par laquelle nous sommes arrivés n'est pas protégée par une barrière ou un mur, elle me répond qu'il y avait bel et bien une barrière par le passé, mais qu'elle a dû en sacrifier une partie pour pouvoir chasser facilement dans le reste de la forêt et installer ses pièges. 

"Oh, ne t'inquiète pas ! Avec la quantité de pièges que j'ai disposée, une barrière serait moins efficace ! Puis, tu sais, mon objectif est toujours de partir, un jour.

- Un jour ? Tu n'as pas l'air si décidée que ça... Je lui fais remarquer.

- Eh bien, tu sais, si des fois mes parents reviennent, j'aimerais être là pour les accueillir, pour que l'on puisse partir vers New Shelter ensemble.

- New Shelter, sérieusement ? J'ironise.

- Ne te moque pas ! Les gens ont besoin d'espoir... Tu sais, il paraît qu'une vague de suicides par tir de balle dans la tête a eu lieu suite à l'annonce de la progression du virus zombie... Dans les films, bizarrement, les personnages ont tous envie de vivre, mais dans la vraie vie, les plus faibles, ceux qui ont peur, c'est leur forme de courage ultime...

- Mourir humain jusqu'au bout plutôt que devenir un monstre un jour.

- C'est ça... Mais heureusement, des zones protégées comme New Shelter existent et permettent à la population de garder espoir. Je vais devoir aller dans la maison pour prendre quelques provisions, tu m'attends dehors, ok ? Je ne serai pas longue."

Nous passons une petite butte et la demeure apparaît en contrebas. Maison est un faible mot pour définir la bâtisse, manoir ou châtelet aurait été plus exact. La structure est immense, je ne peux contenir ma surprise et mon étonnement à sa vue. Bien sûr, je ne m'attendais pas à voir une vieille bicoque avec un tel jardin, mais un bâtiment si imposant... Les volets sont clos. Non, ils sont condamnés : des planches ont été clouées sur ceux du bas et les portes également. 

Angelica me demande de patienter à l'extérieur mais pris d'un tournis, je lui demande de pouvoir au moins entrer et m'asseoir, l'idée de rester seul dehors ne me plaisait guère après les semaines passées à surveiller mes arrières et surtout, après avoir manqué de me faire abattre, puis enlever. A contrecœur, elle accepte, mais me demande de bien rester dans la buanderie car la maison n'est pas sûre. Alors je m'assois, et j'attends. Je ne peux pas dire précisément le temps qui s'est écoulé, mais cela me paraît long. Je commence à m'inquiéter, d'autant plus qu'elle avait évoqué des zombies dans la maison. 

Comme pour confirmer mes doutes, j'entends un cri, c'est Angelica. Je sais bien qu'elle m'a dit de rester là, mais je ne peux pas la laisser seule, sans aide, ainsi je me rue vers la provenance des cris. J'entends des bruits métalliques et des grognements. Oh, non ! Ne me dites pas qu'elle vient de se faire attaquer... Un accès de panique me gagne, et je reste tétanisé le temps d'un instant : je vais faire face à ce que j'étais, il y a encore peu de temps, ou pire, à ce que j'ai fait subir à des être humains. Imaginer Angelica mangée par les zombies me sort de cette paralysie et je fonce, et ce que je vois me glace le sang...

Elle est là, au sol et, devant elle, deux zombies. Mais je comprends tout de suite ce dont il s'agit... Ils sont enchaînés, une femme, et un homme, avec une jambe de bois. Ce sont ses parents. Angelica, quant à elle, se trouve acculée, haletante, secouée par des sanglots. Elle m'entend et me fixe avec un mélange de soulagement et de fureur.

"Tu n'étais pas censé voir ça... Tu m'avais promis.... T'avais promis..."

Je la tire vers moi, me mets à genoux, puis je la prends dans mes bras. Du moins, j'essaie. Elle se refuse d'abord à mon étreinte et se débat, puis, son regard plongé dans le miens, elle craque, et se laisse tomber. Nous restons là, un instant, qui s'étire, pendant que ses parents, ou ce qui avait été ses parents, dans un perpétuel grognement, tendent des mains assoiffées de chair fraîche, vers leur fille, inconsolable.


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