43. En mouvement.

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Cela fait un moment que nous marchons, maintenant. L'air est particulièrement doux, comparé aux journées précédentes qui ont failli marquer notre mort à New Shelter. "Doux"... C'est très relatif. Les températures ne sont pas encore négatives, mais je dois le reconnaître, la fraîcheur caresse nos joues. Peut-être est-ce la marche qui nous réchauffe suffisamment pour que nous puissions pas ressentir les effets du froid ? Non, je ne pense pas. 

Le groupe est très silencieux, tout le monde est sur ses gardes. L'attaque du village, la perte des autres premiums, et surtout, l'imminence d'un danger empêchent le groupe de parler. Mais cela me convient. Angelica se tient à côté de moi, sa main dans la mienne. Oui... Elle a enfin sauté le pas et s'est ouverte à moi. Je ne cacherais pas, cela me terrifie. Je l'ai tant désirée pendant ces semaines, mais le retour des souvenirs rend les choses beaucoup plus difficiles. Le souvenir encore si vif, si net de ma Justine, le cœur en morceaux, me sachant condamné. Je ne pourrai jamais oublier...

A-t-elle survécu ? L'ai-je véritablement attaquée ? Je ne saurais pas le dire. La dernière image que j'ai d'elle, c'est le visage d'une femme déformé par la peur. Je ne sais plus vraiment quoi faire... D'un côté, je suis engagé auprès des premiums dans notre course contre la montre pour neutraliser Madder et Erwan. Mais de l'autre, ma vie d'avant, mes obligations personnelles en tant qu'époux et en tant que père, me laissent devant un choix impossible à faire : comment aller de l'avant sans avoir la certitude qu'ils sont véritablement morts ? Et s'ils étaient revenus à la vie, comme moi, en tant que premiums ?

J'ai considéré, pendant une seconde, les abandonner tous et partir à la recherche de Justine et Arthur, et remplir mon rôle de père de famille. Puis, en regardant attentivement chacun d'entre eux, mes nouveaux amis, eh bien, j'ai réalisé que ce n'était pas la bonne solution... Après tout, j'étais à l'origine de tout cela, je leur dois bien de les aider, d'autant plus que la situation est à un stade critique. Je perdrais du temps et de l'énergie à retrouver deux personnes potentiellement mortes, ou bien transformées, ou encore disparues, en mouvement, en fuite.

Quel sentiment inconfortable... Ne pas savoir, n'avoir aucune certitude. Cette petite étincelle d'espoir, qui embrase votre désir le plus ardent d'une réunion que votre esprit sait impossible. Une macabre pensée se forme, si nette : Justine, malade, dévorant notre petit Arthur. Cette image me dégoûte. Me dégoûte de moi-même, sans qui tout cela ne se serait jamais produit...

"Tu veux en parler ?

- Non.

- C'était rhétorique, Raph. Dis-moi ce qui te tracasse.

- Vraiment, Angie, je ne préfère pas.

- Ecoute-moi bien, je ne te le dirai qu'une seule fois : te voir si mal me ronge. On a vécu une merde dans un monde totalement foutu. J'ai tué mes parents pour apprendre qu'ils auraient pu survivre... Tu es revenu à la vie pour apprendre que tu as été le responsable, malgré toi, de tout ça. Mon compagnon est mort à mes yeux, et veut détruire ma nouvelle famille. Ta femme et ton fils ont également disparu. Soit morts, soit transformés, soit en exil. Tout cela m'a amenée à réfléchir à nous, Raph. Et la vérité m'a percutée de plein fouet : je t'aime. Et ça me coûte de te le dire, car une partie de moi est en colère contre toi, une seconde partie de moi est meurtrie pour le double deuil de mes parents et ma relation avec Erwan, et enfin, une dernière partie de moi, la plus importante des trois, est pleine d'espoir... L'espoir d'un monde meilleur, un monde optimisé. Un monde possible grâce à toi. Un monde plus beau, avec toi.

- Je... euh... Je ne sais pas...

- ... Quoi répondre ? Tu n'as rien à répondre. Je veux juste que tu acceptes mon amour et mon attachement. Je n'attends rien en retour. Je sais ce que c'est d'ingérer des informations aussi lourdes, de les accepter, et de vivre avec. Et je sais aussi que si ce que j'ai vécu était une épreuve, alors ce que tu vis est pire au centuple."

Je n'arrive pas à formuler une quelconque réponse. Ce qu'Angelica vient de dire, c'est tout ce que j'avais espéré entendre. Le poids de la culpabilité s'est allégé, je le sens. Je repense une ultime fois à ma femme et mon fils, comme pour leur demander pardon pour ce que je m'apprête à dire, comme pour leur demander leur bénédiction... Puis j'inspire profondément, et je me lance.

"Je t'aime aussi, Angelica.

- ... Mais ?

- Mais je ne cesserai jamais d'aimer Justine.

- Je n'en attends pas moins de toi, Raphaël."

Ces yeux... Mon dieu, ce regard !... Je n'avais encore jamais vu autant de passion se consumer. Elle est sincère. Et elle accepte... accepte l'idée de partager mon cœur avec le souvenir d'une autre femme. Je lui souris. Elle me répond, visiblement heureuse, et très émue. Alors elle vient se coller à moi, ce qui me convient parfaitement, car l'air est froid.

L'hiver s'installe doucement, mais sûrement, sur les reliefs canadiens. Il chasse l'automne qui fait encore un peu de résistance. Je ne saurais dire si nous sommes déjà en hiver, ou encore en automne, mais les dernières feuilles tombent timidement, comme si elles se raccrochaient désespérément à leur branche, avant de devoir accepter l'inéluctable : rien n'est immuable, rien n'est éternel.

Nous continuons notre route. Tout est calme. Pas un animal. Pas un humain. Pas même un zonzon. C'est beaucoup trop calme. Je repense à l'attaque qui a permis ma rencontre avec Angie... Tellement de questions sur ce nouveau monde se télescopent dans ma tête ! Comment les humains font-ils pour survivre ? La nourriture ? Les énergies ? Et la politique ? Comment les pays sont-ils dirigés, désormais ? Est-ce vraiment devenu la loi du plus fort ? Les communications sont-elles totalement coupées ? L'Europe est-elle épargnée ? Et les premiums, sont-ils tous chassés ? Ou bien sont-ils devenus un symbole d'espoir, ailleurs ?

Je prends conscience peu à peu de tout ce confort que nous avons perdu : l'accès à l'information en temps réel, l'hyper-connexion, les transports, la communication, les commerces... Étrangement, je ne saurais pas dire si je préférais ma vie d'avant ou bien celle-ci. Idéalement, ma femme et mon fils seraient avec moi, mais dans ce monde ci, nous aurions plus de temps à accorder aux êtres humains devant nous, et non leurs boîtes de messagerie. Je ne m'extasierais pas devant la photo ultra retouchée de Justine, mais sur son visage toujours radieux...

Et alors, je réalise que c'est ce que j'ai toujours fait avec Angie depuis notre rencontre. Admirer chaque petit détail de ce qui fait d'elle une personne si charmante et irrésistible. Je la regarde. Non, je la dévisage ! Je la dévore du regard, et je profite de ce qu'il m'est offert de vivre, car ce moment est peut-être le dernier que nous vivons ensemble. Elle capte mon regard, et me sourit... Je suis interrompu dans ma contemplation par Gabriel.

"Raph, quelque chose ne va pas. Regarde, là-bas, la grille du domaine... Elle est ouverte, aucun garde pour surveiller. Nous avons passé de nombreuses heures à étudier les moindres habitudes de Madder, et laisser cette grille ouverte n'en faisait pas partie.

- Ok, à partir de maintenant, on avance un maximum à couvert. Il y a des caméras de surveillance disséminées un peu partout dans le domaine. Je réponds.

- Je propose qu'on longe le grillage par la gauche. Nous finirons par arriver jusqu'à l'arrière du labo.

- Du château de Frankenstein, tu veux dire ! Ajoute Dan.

- Ahah, oui !... A la nuit tombée, nous ferons un trou dans le grillage, puis nous entrerons. Est-ce que ça vous va ?

- Faisons comme ça ! Nous serons plus discrets de nuit."

Nous exécutons le plan fraîchement énoncé : nous nous organisons en file indienne le long du grillage, tout en veillant à bien rester un maximum à couvert. Notre groupe d'expédition n'est pas le plus discret, c'est une certitude, mais je suis vraiment surpris de ne voir aucun garde. Le laboratoire se trouve plus en retrait dans le domaine, aussi nous ne parvenons pas à le voir, caché par la forêt dense de la région.

Le groupe se stoppe net. Gabriel, Daniel, Caleb et Ezra se regardent frénétiquement. Leur regard me laisse perplexe, car en fait, c'est exactement ce que je peux lire sur leur visage : de la perplexité. Je me tords le cou pour essayer de voir ce qui les perturbe tant... Gabriel demande aux autres de s'écarter afin que je puisse les rejoindre. Je m'exécute...

... Et tout à coup, je comprends le désarroi de mes amis car, devant nous, ce qui était il y a encore peu le labo du savant fou n'était plus qu'un tas de ruines encore fumant... 

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