21- Jus et tartines

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APRIL 

Je passe le restant de cette désastreuse journée roulée en boule sous mes couvertures, immobile, à me demander comment ma vie a pu aussi mal virer d'une seconde à l'autre. Mon bonheur ne sera-t-il donc à jamais que passager? Ne pourrai-je jamais connaître une sérénité éternelle, dénudée de toute peur? Mon seul espoir de trouver cette sérénité, c'était Aidan. Mais à présent, j'ai l'impression qu'elle m'a glissée entre les doigts. J'ai le sentiment qu'on m'a donnée ma chance, mais que je n'ai pas su la saisir quand il fallait. Mais quelle idiote je fais! Comment ai-je pu penser que c'était une bonne idée de revenir ici pour me changer? Pourquoi n'ai-je donc pas décidé de rejoindre Aidan tout de suite après et surtout, comment n'ai-je donc pas pu me douter de rien lorsque j'ai vu Idrissa, avec son regard de glace et munie de son plus beau sourire nargueur, le téléphone à la main dans le local de retenue! Ma vie est un désastre, je suis un désastre.

Je n'ai plus aucun moyen de contact avec mon amant. Estrella s'est emparée de mon téléphone, mais en plus de mon ordinateur. Il ne me reste plus que mon lit, ma commode de vêtements et ma petite table de travail sur laquelle repose quelques feuilles encore vierges et un crayon raccourci, faute d'avoir trop été aiguisé. 

Quelques heures passent avant que je ne me décide à me lever. C'est tout juste si je ne dois pas ramper sur le sol pour me déplacer tant la douleur est intense. J'atteints la seule petite fenêtre du grenier. De forme circulaire, elle est bien trop petite pour que je puisse même songer m'échapper par celle-ci. Dans un grincement, je l'ouvre et inspire l'air frais mais glacé qu'elle laisse entrer dans la pièce délabrée. Le ciel est gris et couvert de nuages. La petite fenêtre donne sur la mer, au loin. La marina, ce que j'aurais besoin d'y aller en ce moment... 

Je me rends jusqu'à la petite porte en bois afin de vérifier si elle est bel et bien verrouillée, on ne sait jamais. Mais tous les efforts que je mets à m'y rendre ne sont pas récompensés, et la petite étincelle qui était née en moi à l'idée d'une évasion est soudainement éteinte par une immense bourrasque de vent. 

Je n'ai même plus de larmes à verser, je n'ai même plus d'émotions. J'ai l'impression d'être devenue une véritable morte-vivante. À la tombée de la nuit, mon estomac me rappelle que je n'ai rien mangé de la journée. Et il ne mangera probablement rien non plus. 

Je suis laissée à moi-même. L'immense maison en entier est plongée dans le silence, outre quelques caprices hurlés ici et là par Mandrissa. 

Suite à de longues minutes à fixer les toiles d'araignées formées sur les poutres de bois qui me servent de toit, je sombre dans un lourd sommeil sans rêves et sans agitation. 


*    *    *   

- Le p'tit déj est servi! 

Je suis subitement réveillée par les ricanements de mes belles soeurs. J'ai à peine le temps d'ouvrir un oeil qu'une tranche de pain m'atterit en pleine figure. Puis une deuxième. 

- T'as faim, hein? 

Et voilà qu'elles se marent à nouveau. Je m'assieds dans mon lit. Ces deux pies se tiennent devant la porte, en talon aiguilles et mini-jupes malgré le temps qu'il fait. 

- M'man a dit d'aller te porter de quoi à bouffer. 

-  Alors, t'attends quoi? Mange! 

Je ne dis rien. S'il y a bien une chose qui peut me couper l'appétit, c'est bien leurs pauvres petites mines bourrées de maquillage. 

- Fichez moi la paix. 

Ma voix est étouffée par les couvertures que je tire sur ma tête pour leur signaler que je ne veux plus rien entendre. 

Offusquées sans doute, elles se rapprochent de moi et découvrent mon visage. 

- Oups, excuse nous, commence Idrissa, on avait oublié ton jus d'orange. 

Je n'ai pas le temps de réagir que je me retrouve submergée de ce liquide. 

- Bon appétit, chantonne Mandy.

Et pour ajouter à mon malheur, Idrissa laisse tomber par terre le verre désormais vide qui s'envole en mille éclats. 

- Maman ne va pas être bien contente de voir ce dégât dans sa maison. 

Elles savent exactement comment me mettre en rogne et bon dieu, ça marche. Je n'ai pour seule envie que de leur écraser la tête contre le mur. Je n'ai pas le temps d'aller plus loin dans mes agréables pensées que Mandy commence à crier. 

- Oh mon dieu! April, qu'est-ce que tu as fait! Maman, ne vient surtout pas voir ça!

- Ce que tu peux être maladroite! continue Idrissa. 

À peine quelques secondes plus tard, Estrella débarque en trombe pour contempler l'ampleur des dégâts. 

- Ôtez-vous, les filles. 

Ses joues se gonflent, se poings se portent à ses hanches.

- APRIL CURTIS! Regarde ton état! 

Je suis figée de peur. J'ai envie de rouspéter, de lui dire que ce n'est pas moi, mais elle me fait terriblement peur. Autant ai-je réussi à la confronter hier, maintenant je n'ai plus aucune force. Ses filles, ça passe. Mais elle, elle me fiche la frousse. 

- Tu es vraiment désolante. 

Elle soupire bruyamment et s'avance vers moi. 

- Je... Ce n'est pas moi, je vous jure. 

- Ah non? Alors comment se fait-il que ce soit toi qui soit couverte de jus, hum? Et comment se fait-il que je retrouve de la vitre cassée tout juste à côté de ton lit? Tu es franchement une mauvaise menteuse. 

- Elles m'ont - 

Je n'ai pas le temps de finir ma phrase. 

- Elles t'ont apporté un bon repas, oui, et regarde ce que tu en fais! Toute cette gentillesse de leur part, et je parie que tu ne les as même pas remerciées! Je me trompe, jeunes filles? 

Elle se tourne vers sa progéniture, qui hoche vivement la tête. 

Son regard se plonge à nouveau dans le mien. Elle secoue mes draps trempés et y trouve les tranches de pain non entâmées. 

- Bon sang, April, mais dans quelle porcherie est-ce que tu vis? 

« Dans celle où vous m'avez enfermée », ai-je envie de rétorquer. 

Elle me prend par l'oreille et approche son visage à moins de cinq centimètres du mien. 

- Je te laisse vingt minutes pour me nettoyer ce gâchis, et puis je te veux en bas, douchée et préparée. C'est clair? 

Un postillon s'échappe de ses lèvres pendant son discours. 

Je hoche la tête et elle va se poster devant ses deux adorables pestes qu'elle chérit tant. 

- Allez hop, tu n'as pas une seule seconde à perdre, à ce que je sache. Maintenant venez mes pauvres filles, ça lui apprendra à ne pas vous traiter à votre juste valeur. 

Juste valeur? Mon oeil. 

Une fois qu'elles sont parties, je me lève et contemple la scène par moi-même. 

Ce que je trouve le plus triste dans tout ça, ce n'est pas d'avoir à nettoyer leur dégât, c'est que le chandail d'Aidan est maintenant tout taché. 

Reine du BalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant