17- Le grenier

1.7K 124 6
                                    

Je ne prends aucun détour et me dirige directement au local de retenue, celui de français. Je presse le pas dans les longs couloirs, zigzagant entre les élèves fébriles en raison de l'arrivée tant attendue de la fin de semaine. Plus vite arrivée, plus vite sortie, pas vrai? Je franchis la porte à seize heures moins cinq. Je suis la première à entrer. La responsable me tend un dictionnaire et une feuille avec plusieurs définitions de mots à recopier. Génial... Je prends place au devant de la classe et commence à écrire machinalement. Peu à peu, les autres étudiants convoités à ce supplice se présentent et s'attaquent à la tâche en soupirant à plusieurs reprises, envieux de leurs amis au skate park ou au centre commercial en ce beau vendredi soir. Je ne prête guère attention aux autres autour de moi et ne pense qu'à finir le plus rapidement possible.

Lorsque ma main est en feu et que ma feuille est finalement remplie d'une écriture peu appliquée, je lève les yeux vers l'horloge. Il est 17h moins le quart. Je me lève d'un bond et vais porter ma copie. Avec un peu de chance et un rythme rapide, j'arriverai avant Mandrissa. Tandis que la superviseure examine mon travail d'un oeil critique, j'entends des talons s'approcher dans mon dos. Je me retourne. Idrissa. Mon sang ne fait qu'un tour. Comment ai-je pu ne pas la remarquer?

- Tiens, tiens, comme on se retrouve, murmure-t-elle.

Nous ne sommes qu'à quelques centimètres l'une de l'autre. Je ravale ma salive. A-t-elle déjà fini elle aussi? Cela voudrait dire que nous rentrerions en même temps... Et que tous mes plans seraient fichus.

- Hum, hum, s'impatiente la responsable.

Je me retourne et elle me signale que je peux disposer. En franchissant le cadre de porte, je me retourne pour voir si Idrissa remet elle aussi sa copie. Mais au lieu de quoi, elle marmonne quelques explications, sort son cellulaire de sa poche et compose un numéro. Elle porte le combiné à son oreille et ne dit que deux trois mots qui me sont inaudibles à son interlocuteur. Au moment où elle presse sur la touche rouge pour raccrocher, son regard se pose sur moi et je sors précipitamment de la classe avant qu'il ne me transperce le corps en entier.

Je sors de l'école à vive allure. Je cours sur les trottoirs, me faufile entre les passants. Ma tête devient folle. Et si Mandy était déjà là, elle? Les nombreuses menaces qu'elles m'ont lancées tout au long de la journée doivent bien signifier quelque chose. Mon coeur tambourine dans ma poitrine et mes pas se synchronisent avec ce battement régulier mais rapide. Trop rapide. Je ne regarde pas en arrière, je vais en flèche droite. Je ne visualise qu'une seule chose: la porte d'entrée. La porte de l'Enfer.

Je franchis le portail de ma demeure et cours jusqu'à cette porte derrière laquelle se sont passés tant de scénarios horribles. Au moment de tourner la poignée, je ne respire plus. Je ne cligne pas des yeux. Je ne pense plus. J'ouvre finalement la lourde pièce en bois massif et pénètre à l'intérieur. Lorsque je me retourne pour la refermer derrière moi, je remarque un détail auquel je n'avais pas prêté attention durant ma course folle: L'auto d'Estrella est garée dans l'entrée. Je me fige. La main toujours sur la poignée, ma tête se retourne à nouveau vers l'intérieur de la maison dans un geste lent, comme si mon cerveau appréhendait quelque chose et voulait prendre le plus de temps possible avant de faire face à la situation. Je balaie des yeux le hall d'entrée. Il n'y a pas âme qui vive. Mon regard se pose sur la patère: le manteau de ma belle-mère y est. Puis sur le sol: ses souliers également. Et ceux de Mandy.

Une bouffée de chaleur s'empare de moi et sans même réfléchir, je pousse la porte pour ressortir. J'ai besoin d'air, et j'ai surtout besoin de m'enfuir le plus rapidement possible. Je n'ai pas le temps de mettre un pied à l'extérieur qu'une force tire mon sac à dos vers l'arrière, me projetant sur le sol. Je ferme les yeux dans ma chute et étouffe un cri.Une voix s'élève et fait trembler les murs ainsi que chaque centimètre de mon corps. Une voix familière, mais qui me glace le sang à tous les coups:

- Alors comme ça, on a des retenues après l'école et l'on pense s'en échapper?

J'ouvre les yeux. Les yeux verts sévères d'Estrella me regardent de haut. Ses sourcils sont froncés de manière tellement prononcée qu'ils pourraient se toucher, et ses bras sont croisés sur sa poitrine. Mandy se tient derrière, dans la même position. Sauf que dans son cas, un sourire malicieux s'ajoute à son visage dur. Estrella commence à me traiter d'idiote, d'ordure et de tous les noms possibles, mais je n'écoute pas. Mes yeux sont rivés vers le plafond. Mes sens semblent ne plus être fonctionnels. Quiconque m'aurait vu à ce moment-là, sur le sol, les yeux grands ouverts et le corps immobile, aurait pu penser que je n'étais plus en vie. Mais je le suis, et là est bien le problème. Je finis par battre des cils. Une fois, puis une autre. Je vois Estrella s'agiter au-dessus de moi, me pointer du doigt et crier à pleins poumons, mais je suis abandonnée de tout sentiment. J'ai l'impression que tout ce que j'avais réussi à bâtir est en train de s'écrouler sous le poids de ses mots qui me sont inaudibles.

Les talons-aiguilles de Mandy me talonnent le ventre et Estrella me retire mon sac, dont elle vide le contenu sur le sol. Puis elles se mettent à deux pour me remettre sur pieds. Je ne réagis pas, je n'ai pas envie de me battre. Tout est perdu de toute manière, tout est perdu comme d'habitude. Je dois repartir à zéro. Comment ai-je pu croire une seule seconde que je pourrais me sortir de ce cycle sans fin?  Estrella me tire par les cheveux pour me mener au grenier, dans mon refuge. Visiblement, elle n'a toujours pas compris que c'est l'endroit où je me sens le mieux. Elle me pousse à l'intérieur et s'apprête à refermer la porte lorsque son regard s'arrête sur les murs, le plafond, le plancher.
- C'est quoi, tout ce désordre?!
Voilà des lustres que ma belle-mère n'a pas mis les pieds ici. Toutes ces années à ne pas monter au grenier semblent lui retourner en pleine figure. Ses yeux bougent dans tous les sens, s'écarquillant un peu plus à la vue de chaque meuble, de chaque décoration. Elle a la bouche grande ouverte, béate. Elle doit se dire que toutes ces fois où elle pensait me punir en m'envoyant ici, elle me rendait service. Et ça, je ne suis pas sûre qu'elle ne le prenne bien.

Affalée sur le sol, mon corps semble retrouver le peu de forces qu'il lui reste. Un noeud se forme dans mon estomac. Pitié, faites qu'elle ne touche pas à mes affaires, faites qu'elle laisse tout en place...
Son regard noir se porte sur moi.
- Qu'est-ce... que tu as.... fait.
« Vous êtes assez naïve de croire que j'ai passé ces dernières années à me recroqueviller chaque soir dans un endroit glacial et sombre en ne faisant que m'apitoyer sur mon sort sans rien faire » sont les mots que je surprends à franchir mes lèvres.
Estrella s'approche de moi et me tire par le col du chandail — de son chandail —  avant de déclarer:
- Eh bien, j'espère que tu en as bien profité, car les jours heureux sont terminés à présent.
Elle me gifle, puis sort de la pièce en verrouillant la porte derrière elle.

Malgré mon corps endolori, je réussis à me hisser sur mon lit et à me mettre en boule. Les larmes que j'avais réussi à enfouir ces dernières semaines refont surface et bien vite, le chandail d'Aidan se retrouve submergé d'un flot de tristesse.

Reine du BalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant