22- Colère

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Malgré les circonstances dans lesquelles elles m'ont été données, je me force à avaler les deux tranches de pain. Je me sens si faible. Je ramasse les éclats de verre sur le sol, mets mes draps en boule, prends de nouveaux vêtements au passage et sors pour la première fois depuis vedredi soir. Je descends à la salle de bain, où je pars une première brassée de lavage pour mes couvertures. Toutefois, je n'y inclus pas le chandail d'Aidan, je veux le laver à part. En me regardant dans la glace, je suis horrifiée par mon allure. Mon oeil gauche est au bord noir, ma lèvre inférieure est fendue et une grosse ecchymose me couvre la cuisse, en plus de plusieurs bleus et égratignures un peu partout. J'ai l'air de sortir tout droit d'un vrai champ de bataille. 

J'ouvre l'eau et me glisse sous la douche. L'eau chaude sur mes blessures accentue la douleur et la rend presque insupportable. Je frotte mes cheveux tout collants et mêlés et dix minutes plus tard, je suis sortie ainsi que vêtue. Je cache le chandail d'Aidan dans l'armoire à savons, passe un coup de brosse dans mes cheveux, inspire longuement et me rend au salon. Estrella m'y attend, assise sur le canapé, un magazine à la main. Sans même lever les yeux en ma direction, elle me dit:

- J'espère que tu comptes au moins t'excuser pour ton mauvais comportement. 

- Oui... Bien sûr. 

- Tu vois April, lorsque tu décides d'agir de la sorte, tu ne manques non seulement de respect à elles, mais à moi également. Si tu as un toit sur la tête, c'est grâce à moi. 

Ça par contre, je ne peux l'accepter. 

- Si NOUS avons un toit sur la tête, c'est à cause de mon père et de lui seul. 

Elle ferme son magazine et détourne les yeux en ma direction pour la première fois. 

- Ton père est mort, April. Mort. Et c'est moi qu'il a épousée. Tous ses biens me reviennent. 

Elle vient de planter une flèche directement dans mon coeur. 

- Vous êtes peut-être sa veuve, mais moi, je suis sa fille. Et cette maison (j'ouvre grand les bras), c'est celle où j'ai grandi. Vous ne pouvez pas me l'enlever et vous l'approprier comme ça. 

Je suis moi-même étonnée de la manière dont j'insiste sur le sujet. 

- Jeune fille, tu sauras que si je désire te mettre à la porte, rien ne me retient de le faire. 

Sa phrase s'ensuit d'un moment de silence. 

- Alors faites le. 

C'est vrai, qu'elle le fasse. Ça m'irait même beaucoup mieux comme ça. Je pourrais me loger chez Aidan, du moins le temps d'amasser un peu d'argent et de me trouver un appartement. 

Mais d'un autre côté, quitter cette maison, c'est comme prouver à Estrella qu'elle a tout gagné, et c'est comme abandonner tout ce que mes parents ont réussi à bâtir... pour moi. 

Elle se lève et s'approche. 

- Et puis où irais-tu, hein? 

Si elle savait

- Tu dépends de moi, petite garce, enchaine-t-elle. Ta vie serait minable sans moi. 

- Ma vie est déjà assez minable comme ça. Et puis c'est vous qui dépendez de moi. 

- Quelles sornettes!

- Ah ouais? Dites moi donc, qui est-ce qui ferait la cuisine sinon, hein? Qui est-ce qui laverait les planchers, ferait le lavage, s'occuperait de tout frotter de fond en comble parce que PERSONNE D'AUTRE DANS CETTE MAISON N'EST CAPABLE DE SE RAMASSER ELLE-MÊME! 

Je pète les plombs. J'en ai plein mon casque. Toute cette colère refoulée depuis des années est en train de sortir, tel un ouragan prêt à tout détruire sur son passage. 

Estrella devient furieuse. Très furieuse. Moi, je laisse mes yeux plantés dans les siens, plantés dans ce regard qui m'a trop souvent figée de peur. Elle est à un mètre de moi et merde, je sens que je vais en encaisser toute qu'une, mais je m'en fous. Je continue dans ma lancée:

- Vous ne m'avez jamais respectée, personne ici ne m'a jamais accordée la moindre attention. Tous les jours, ce n'était que «April, viens ici. April, fais ci, April, fais ça». Comment vous pensez que je me sentais, dans tout ça, moi?! 

Sa poitrine se soulève de plus en plus rapidement, et moi je gesticule dans tous les sens. 

- Vous êtes une affreuse personne, vous êtes cruelle, et que dire de vos deux hypocrites de -

- ÇA SUFFIT! 

Je n'ai même pas le temps de finir ma phrase. Elle me gifle comme jamais auparavant. Si fort que je me retrouve le nez contre la moquette du salon. Mais ça ne peut m'arrêter dans mon élan.

- Espèce de petite ingrate! Comment oses-tu me parler de cette manière! Continue donc pour voir! 

- Je vous déteste, JE VOUS DÉTESTE TOUTES! 

Elle empoigne le col de mon chandail et me remet sur pieds. 

- TU VAS TE CALMER, JEUNE FILLE! 

Je la regarde droit dans les yeux:

- Vous n'êtes pas. Ma. Mère. 

Elle me tire par les cheveux et me traine jusqu'à la cuisine, où elle me laisse tomber sur le carrelage lustré. 

- Je veux que cette maison brille comme un sou neuf. Nous recevons des gens à dîner. Je t'ai laissé une liste des choses à préparer. Je ne veux plus entendre un seul mot sortir de ta bouche. Est-ce bien clair? 

Je la foudroie du regard. 

- Et si je refuse? 

Elle me touche la joue de son escarpin. 

- Crois moi, tu ne veux pas manquer ce dîner. 

Reine du BalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant