6- Le rocher

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Il reste perplexe un moment. Il penche la tête sur le côté et me regarde. Mon coeur bat vite, je dois me forcer pour retenir les larmes qui menacent d'apparaître au coin de mes yeux, faute de cette réalité que j'affronte chaque jour. Mais souvent, mes combats, plutôt que de me rendre plus forte, me détruisent, petit à petit. J'ai l'impression de m'effriter, soirée après soirée, semaine après semaine. Si ça continue ainsi, que restera-t-il de moi dans quelques années, outre les poussières d'un coeur qu'on a réduit à néant?

Sans un mot, Aidan prend ma main dans la sienne et m'entraîne avec lui. Nous sortons du lycée. Il me tient toujours aussi fort. Nous franchissons la limite du terrain de l'école. Il marche rapidement. Je n'ai aucune idée de l'endroit où il souhaite m'amener. Nous nous dirigeons dans la direction complètement opposée de celle où nous habitons tous les deux. Nous longeons la route qui mène au centre de la ville, là où se trouvent la majorité des commerces et restaurants. Mais à un moment, plutôt que de continuer vers le centre commercial principal du village, il me fait passer derrière un supermarché. Plus loin, nous empruntons un petit chemin en terre qui mène directement à la forêt. Mais à quoi il pense lui? Il est arrivé tout juste cette semaine, et déjà il veut s'aventurer en forêt? Même moi, je ne m'y suis jamais rendue.

Ni l'un ni l'autre n'avons parlé de tout le trajet. Il est temps que je perce le silence.

- Aidan, où est-ce que tu m'amènes?

Je ris nerveusement.

Il ne me réponds pas et se contente de serrer ma main un peu plus fort et de marcher un peu plus vite. Nous entrons dans les bois. Il commence vraiment à m'inquiéter, celui-là. Je ne sais pas quelles bêtes se cachent dans cette forêt. Il fait toujours clair, mais le soleil ne tardera pas à descendre.

Nous marchons sur un petit sentier à travers les arbres. Les feuilles orangées craquent sous nos pas. J'adore l'automne.

Nous dévions vers la gauche, et j'aperçois un gros rocher arrondi. Aidan s'arrête juste devant, me place face à lui, attrape mes hanches et me soulève dans les airs. Je sursaute et laisse échapper un petit cri au moment où mes pieds se détachent du sol. Il m'assoit sur le haut rocher. Je ne vois pas tellement où il veut en venir, mais je commence à stresser un peu. Le rocher est assez grand pour que même en étant assise et lui debout, je sois plus haute. Il se plante devant moi et pose ses deux paumes sur mes cuisses. Je me fige et un courant électrique me traverse le corps.

- Aidan, qu'est ce que tu...

Il ouvre finalement sa bouche:

- Je veux que tu me racontes, April. Là, maintenant. Je veux que tu me dises tout ce qui te tracasse et ce qui te rend si triste et si nerveuse.

Mon coeur bat la chamade. Non, pitié, Aidan, pas de ça avec moi. Pas maintenant.

- Quoi? Mais pourquoi m'avoir amenée dans une forêt?

Il affiche un petit sourire satisfait.

- Parce qu'ici, nous ne sommes que nous deux. Ici, il n'y a personne pour te juger, pour se moquer ou te rabaisser. Ici, les autres n'existent plus.

Il pèse bien les derniers mots de sa phrase.

Je perds mon sourire, je veux fuir de cette forêt, retourner me blottir dans ma chambre. La nervosité me gagne à nouveau, quoiqu'elle ne m'ait jamais vraiment quittée.

- Dis-moi, April.

J'hésite un instant. Il presse légèrement mes cuisses.

- J'en ai pas envie.

- Allez, s'il te plait. Tu n'en as pas marre de toujours vivre cachée dans l'ombre, à te méfier des autres? De toujours tout garder pour toi? De ne pas pouvoir vivre comme tu le veux sous peine d'être étouffée des jugements des autres? C'est comme cela que tu veux vivre, April? Parce que si c'est le cas, dis le moi tout de suite, et je te laisserai rentrer chez toi.

Je commence à pleurer, à me déverser de ce chagrin qui m'habite depuis si longtemps. Aidan insiste:

- Dis le moi, April. Est-ce vraiment la vie que tu désires?

Je pleure de plus belle. Des milliers de souvenirs me traversent l'esprit, tous plus cruels les uns que les autres. J'en ai marre de cette vie, marre de ces gens, marre de tous ces ordres que l'on me donne, marre que l'on me traite comme une moins que rien.

Je secoue la tête tranquillement, les yeux rivés sur les mains de ce prince, ce prince que je connais si peu mais qui veut tout savoir de moi.

- Alors pourquoi tu ne fais rien, April? Pourquoi tu continues à te laisser marcher sur les pieds?

Il s'arrête un instant. Il s'attend à une réponse.

- Parce que je ne peux pas en faire autrement, Aidan.

- Mais pourquoi? Pourquoi? Je t'en prie, explique moi.

- J'en ai pas envie, je répète.

- Hey, regarde-moi.

Il s'arrange pour que nos regards se croisent. Ma vision est floue, embrouillée par les larmes.

- Tu peux tout me dire. Je te jure qu'après, tu te sentiras mille fois mieux. Nous pourrons trouver des solutions, ensemble.

- Je m'arrange très bien toute seule.

- Si c'est vraiment le cas, pourquoi as-tu le coeur si brisé? Pourquoi as-tu peur d'être vue avec moi? Pourquoi crains-tu autant tes belles soeurs?

- J'en ai marre de tes questions.

Il soupire. Je ne distingue pas parfaitement tous les traits de son visage, mais je dirais qu'il est déçu, voire triste.

- Oui, excuse-moi. C'est juste que... Ça me tue de te voir dans cet état. De te voir un moment si heureuse, puis l'instant d'après si renfermée. Je voudrais juste savoir ce qui te tracasse.

Il détourne le regard et plonge ses mains dans ses poches. Il s'éloigne un peu, puis revient vers moi. Son expression a changé.

- Est-ce que... Est-ce que c'est de ma faute? me demande-t-il dans un souffle.

Je suis surprise qu'il en arrive à cette constatation. Bien au contraire, il est celui qui a amené un peu de lumière dans ma vie ces derniers temps.

- Quoi? Non, non pas du tout.

- Tu me le promets?

Son regard est parsemé de doute.

- Mais oui, bien entendu.

- Alors dans ce cas, que s'est-il passé avec tes soeurs?

Je soupire lourdement. Une boule se forme dans ma gorge. Ce ne sont pas qu'elles et seulement elles. Il s'agit de tout, de toute ma vie. De tous ces bouleversements.

Je ne réponds pas, alors il soupire à nouveau et s'impatiente un peu. Peut-être s'attendait-il à ce que son plan dans lequel il m'amène dans une forêt et je où lui raconte toute ma vie allait porter fruits. Mais visiblement, ce n'est pas le cas, et ça l'irrite. Ce n'est pas que je ne veux pas en parler, enfin peut-être un peu, mais je lui fais entièrement confiance et je sais qu'il ne dirait rien. Seulement, chaque mot prononcé me fait plus mal que le précédent, chaque mot me rappelle tous ces moments de souffrance et de désespoir. J'ai été tellement anéantie qu'il ne me reste plus rien pour me protéger.

- Ah, et puis tant pis. Ce n'est pas grave. Je te laisserai toute seule désormais.

Il commence à s'en aller. Il rigole ou?... Visiblement, non. Il s'en va vraiment. Je sèche mes larmes et me déteste moi-même de n'avoir rien fait, de n'avoir rien dit. Il faut que j'en parle à quelqu'un - autre que Savannah. L'occasion se présente plutôt bien... Et puis, cela ne peut qu'améliorer les choses, non?

Je bondis du rocher et cours vers Aidan, déjà assez éloigné entre les arbres.

- Aidan! Attends!

Je le rattrape finalement, à bout de souffle, et j'agrippe son bras. Il se retourne.

- Qu'est-ce que tu fais? T'as changé d'avis?

Il affiche un petit sourire de soulagement.

J'inspire longuement. Puis je réponds:

- À vrai dire, oui. Je vais tout te raconter, de A à Z.

Reine du BalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant