Semaine 49

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3 décembre, je suis tombé amoureux. Rita m'a mis de force ses écouteurs contre les tympans, dans le bus. Eleanor Rigby. Les Beatles.

— J'suis plus Queen d'habitude, s'explique-t-elle. Mais celle-là... Je l'adore.

Je comprends pourquoi. Ma vue se brouille. Je sens des larmes laisser sur mes joues des traînées ardentes. Elle attrape l'intra-auriculaire gauche, le place dans son oreille. Elle sort un mouchoir de la poche de sa veste, me le tend. Rita a l'air triste, mais j'avoue ne pas vraiment y prêter attention.

Classe de Physique, deux heures plus tard, Louna sort. Elle a envie de vomir. Ça me fait comme un pincement au cœur.

— Qu'est-ce qu'elle a ? souffle Enzo.

Je hausse les épaules.

Midi. Réfectoire du lycée. Bruyant, comme toujours. Les rires d'un groupe de Secondes me donnent un haut le coeur. Louna est toujours à l'infirmerie. Mahia pose son plateau face au mien. Nous mangeons tous les deux, rien que tous les deux.

— Un gars a fait sauté un ordi, rit-elle. C'était un concept, j'te jure, c'était marrant.

Je souris, dégoûté par mes épinards.

Je sors de cours. Il est 16 heures. Deux heures d'avance, merci au professeur de Maths, monsieur Dalamant, qui est sans doute malade comme un chien. Le bus est en retard. Emmy passe et me donne un coup de poing. Mais qu'est-ce que les filles ont, aujourd'hui ? 

Je me tourne, vers les ateliers. Un petit Seconde, brun, banal, petit surtout, petit. Il me sourit avec son infâme appareil dentaire. Comme un dément. Comme un fou heureux. Je crois qu'il est heureux. 

Il porte une pie à son bras. Une pie, l'oiseau.

Vision incongrue. 

Le bus arrive, emportant avec lui cet instant absurde, cette peinture naïve, ce tableau irréel. 

Allez savoir pourquoi... C'était beau.

4 décembre, je suppose que Jeanne en avait marre de m'entendre geindre le soir. Donc elle a dû prendre des mesures plus drastiques que d'habitude. Je ne sais pas ce qu'elle a mis dans mon verre ce matin, mais visiblement le médicament est fort. Très fort.

Au moins, je ne me sens pas triste. Je suis trop dans le coton pour ressentir quoi que ce soit, de toutes façons. Léo est en larmes.

5 décembre, je comprends pourquoi Léo est en larmes : son cher et tendre Isidore s'est pris un procès. J'avais prévenu, mais personne ne m'écoute jamais.

— Pa'c'que t'es sinistre, ricane Mahia. 

— Si tu n'es pas contente, va voir ailleurs.

— Oh, j't'ai vexé, mon pauv' petit Mathis ?

Je lui tire la langue. Louna passe devant moi, serrant dans ses doigts le gobelet brun de la machine à café du foyer de l'étage supérieur. Sa pâleur et ses yeux fatigués me coupent la voix.

— Mathis, murmure-t-elle, je peux te parler en privé ?

Je me lève, je la suis jusqu'à un coin plus tranquille.

— Je te dis ça car je te fais vraiment confiance et j'sais que t'es plutôt compréhensif comme gars, commence-t-elle en remontant ses lunettes sur son nez. Tu répètes pas.

— Promis, articulé-je en me disant qu'elle ne me connaît pas vraiment en fin de compte.

— Tu sais, dans ma famille en ce moment, c'est la merde. Mon père a perdu son boulot, ma mère galère, mes frères sont intenables... Et mon cousin José est venu pour nous rendre visite, explique Louna d'une voix tremblante. Il... Il m'a regardée, il a dit que j'étais devenue une femme. Que c'était dommage qu'une fille comme moi se trouve pas de copain. C'était bizarre d'entendre ça de lui, 'fin on a grandi quasi ensemble avant qu'on vienne en France. On doit avoir quoi, trois ou quatre ans d'écart...

Elle a un rire nerveux.

— On s'est promenés dans le bois, là, pas loin de chez moi, raconte-t-elle. Et là... Là il m'a embrassée... Il m'a passée sa main sous mon pull, et dans mon pantalon, puis il m'a forcée à le s... J'arrive pas à le dire...

Ses yeux sont plein de larmes. Je me sens vide face à elle, c'est terrible.

— P-puis il m'a... Il m'a... 

Ses mots se coincent dans sa gorge. Elle pleure, en se jetant dans mes bras, en pleurant contre mon épaule. Je ne comprends plus ce qu'elle baragouine, dans un mélange étrange de français et de portugais. Elle me tire, sert, froisse mes vêtements dans ses poings. 

Puis elle s'arrête, se détache de moi. Elle est agitée par quelques spasmes. Elle replace ses lunettes, dans un geste mécanique, sèche ses larmes du revers de la main.

— J'ai peur d'être enceinte, murmure une voix lointaine et enrouée.

Et moi, j'ai envie de vomir.

6 décembre, rien ne fait sens. 

Rien. Je ne supporte plus rien.

Plus rien.

Anton est revenu au lycée. Il doit avoir perdu une quinzaine de kilos, au bas mot. Au fait, je n'en ai pas parlé, le conseil de classe est ce soir. Je l'ai appris ce matin.

Léo est absent.

À tous mes contacts : mes connards de parents ont foutu un procès au cul de mon chéri :D J'adooooore. Bref, j'vais pas venir au lycée pendant un petit moment, mrc l'article 227-8 du code pénal, va falloir prouver que j'étais consentant et pas sous influence. VOILAAAAAAAAAA

Hé bien, nous avons notre réponse pour Léo.

7 décembre, Faya a filé en catimini une boîte bicolore à Louna. Louna file aux toilettes. Une demi-dizaine de minutes plus tard, elle ressort. Elle embrasse Faya. Elle embrasse Blandine, Emmy, Rita, Gabriel, Enzo. Elle vient vers moi, me saute au cou.

Louna montre le test. Négatif.

Vien chez moi, toi [smiley]

Tu es un peu expéditive, ma chérie

Adresse ?

8 décembre, Antoine hurle que « Mathis a une amoureuseuh ». Donc Arthur me demande qui est l'heureuse élue. Et Jeanne m'a forcé à prendre des fleurs. 

Donc, quand la grande sœur de Mahia a ouvert... 
Je me suis retrouvé comme un idiot avec mon bouquet de fleur, face à une grande jeune femme, brune, cheveux longs lissés, maquillée avec soin et excès, des bijoux en toc. Je note qu'elle porte une attention outrancière à son apparence. Vêtements ajustés. Sexy, la grande-sœur.

— Bonjour, mad... 

— Mahia, me coupe-t-elle en se retournant, c'est pour toi !

Mahia arrive alors quand son aînée disparaît. Elle est comme d'habitude, elle n'a pas fait attention. Je lui tends mes fleurs.

— C'est une idée de ma mère.

Elle rit, elle jette les fleurs sur le pallier, elle m'embrasse.

— Allez, rentre ! lance-t-elle.

9 décembre, je passe aussi mon dimanche chez Mahia. J'ai voulu jouer au gentleman, en prenant le matelas par terre... Elle a eu pitié, elle m'a laissé dormir dans son lit. Et je suis tombé. Les lits « une-place » sont, évidemment, faits pour une seule personne, j'aurais dû m'en douter. 

— Hé, Mathis... 

— Hm ?

— Je t'aime.

Je souris. Je me sens bien, avec elle, maintenant. J'ai l'impression d'être éternel... 

— Moi aussi, réponds-je.

Albert vivra 16 ansOù les histoires vivent. Découvrez maintenant